vendredi, mai 26, 2006

L'avenir de la mondialisation

L'avenir de la mondialisation
LEMONDE.FR : Article publié le 10.05.06

L'intégralité du débat avec Joseph E. Stiglitz, chercheur associé à l'OFCE, Prix Nobel d'économie. En partenariat avec l'OFCE.

Pierre : M. Stiglitz bonjour, vous affirmiez en 2002 dans votre célèbre ouvrage La Grande Désillusion que la mondialisation "ça ne marche pas"... Selon vous, aujourd'hui, la mondialisation "marche"-t-elle un peu mieux ? Merci.

Joseph E. Stiglitz : D'une certaine manière, oui. Un certain nombre de choses, en effet, que nous mentionnons dans le livre, se sont améliorées. Par exemple, à l'époque, je parlais des dangers des flux de capitaux spéculatifs passant d'un pays à l'autre. Et aujourd'hui, même le FMI reconnaît le problème. Je parlais du système commercial mondial inéquitable, et les Etats-Unis et l'Union européenne se sont engagés à agir. Malheureusement, les pays en question n'ont pas entièrement honoré leurs engagements. Le FMI a moins changé sa politique qu'il ne l'aurait dû. Donc les problèmes que je mentionnais dans mon livre sont mieux perçus aujourd'hui, et un certain nombre de choses ont été accomplies. Mais il reste encore beaucoup à faire.

Lucas_C : Monsieur Stiglitz, ne pensez-vous pas que le changement climatique et ses conséquences alarmantes sur l'environnement prévues par certains modèles scientifiques ne forceront pas à une remise en question globale du système économique actuel ?

Joseph E. Stiglitz : Si, mais encore une fois, les ajustements nécessaires ont été assez lents, en particulier parce que les Etats-Unis ont été réticents à changer leur mode de vie, très gourmand en énergie. C'est une des questions que je vais traiter dans mon nouveau livre qui sortira à l'automne, intitulé Making Globalization Work (faire fonctionner la mondialisation).

Jep : Les pays émergents, pour entrer dans le cercle des pays économiquement développés, évoluent et entretiennent un cadre social archaïque, nous obligeant ainsi à en assumer le contrecoup (stress, chômage, tension au travail...). Si le protectionnisme économique est critiquable, que penser d'un protectionnisme du "progrès social" ?

Joseph E. Stiglitz : Je pense que ce qu'ils doivent faire, c'est s'assurer d'avoir des filets de protection sociale performants, reconnaître que la liberté du commerce peut faire baisser les salaires correspondant à des tâches peu qualifiées et augmenter les inégalités dans les pays riches. La réponse ne doit pas consister en plus de protectionnisme, mais dans le développement du savoir-faire, de la formation et dans un filet de protection sociale performant.

Jmmune : La mondialisation a-t-elle une chance de faire disparaître la pauvreté à l'échelle mondiale ? Si oui, dans combien de temps ?

Joseph E. Stiglitz : La mondialisation a aidé à réduire la pauvreté. Le succès des pays asiatiques comme la Chine, ou même l'Inde, a résulté dans le fait que des centaines de millions de gens sont sortis de la pauvreté. Malheureusement, dans la mesure où certains pays riches n'ont pas renforcé leur filet de protection sociale, mais l'ont au contraire affaibli, la pauvreté aux Etats-Unis et dans certains autres pays industrialisés est en train d'augmenter.

Laurent_1 : 2005 a été déclarée par l'ONU Année internationale du microcrédit. Pensez-vous justement que cet outil soit efficace pour lutter durablement contre la pauvreté ?

Joseph E. Stiglitz : Je pense que c'est un outil important et très efficace. Je suis allé un certain nombre de fois au Bangladesh, où l'idée du microcrédit est apparu, et les effets positifs du microcrédit y sont manifestes. Mais ce n'est qu'un des outils. Il faut en utiliser d'autres. Le microcrédit aide les plus pauvres des paysans, en particulier les femmes, dans la mesure où la plus grande partie des microcrédits a été attribuée à des femmes. Mais cependant, le microcrédit ne fournit pas les bases d'un développement majeur. Si bien que les femmes, qui étaient des paysans très pauvres, deviennent simplement des paysans pauvres. Mais cela ne fournit pas les bases d'un véritable développement, comme on a pu le voir en Corée ou dans les pays de l'Asie du Sud-Est.

"UNE DES FORCES DE LA FRANCE EST D'ÊTRE EN FAIT UN PETIT PAYS"

Lefoll : Croyez-vous au développement du concept d'entreprises socialement responsables et éthiques, notamment aux Etats-Unis ? Et qu'en pensez-vous ?

Joseph E. Stiglitz : Oui, vraiment. Je soutiens tout à fait ce que l'on appelle le mouvement de la responsabilité sociale des entreprises. Les entreprises, en particulier en Europe, sont passées à un triple niveau d'exigence : les bénéfices, l'impact sur l'environnement et l'impact sur les communautés dans lesquelles elles sont implantées. Par exemple, un des plus importants problèmes dans les pays en voie de développement est la corruption. Certaines entreprises aggravent le problème en se livrant à la pratique des dessous-de-table, et il arrive que les entreprises minières endommagent l'environnement. Mais certaines entreprises socialement responsables ont incité à plus de transparence, et ont même demandé des lois plus strictes pour protéger l'environnement. Certaines entreprises aux Etats-Unis ont même réduit leurs émissions de gaz à effet de serre, même si les Etats-Unis n'ont pas signé le protocole de Kyoto, car ces entreprises pensent que c'est socialement responsable.

Victoria26 : Que penser du patriotisme économique ? Est-ce une bonne chose pour les pays développés comme la France ?

Joseph E. Stiglitz : Je pense que cela dépend du secteur concerné. Quand les Etats-Unis ont essayé d'empêcher une entreprise chinoise d'acheter une entreprise américaine dont la plupart des actifs étaient en Asie, c'était une politique incohérente. En effet, si d'autres pays avaient appliqué le principe que les Etats-Unis essayaient d'appliquer, l'entreprise qui devait faire l'objet d'un achat n'existerait pas. Il y a eu un débat en Amérique sur une entreprise de Dubaï qui cherchait à acquérir des ports américains, où les Etats-Unis n'ont pas réussi à avoir la sécurité adéquate, et dans ce contexte, il est compréhensible qu'il y ait des résistances. Je pense qu'il est important pour les pays de tenter de développer leurs propres technologies. Et je pense que l'Europe a besoin de se préoccuper, par exemple, de la sécurité de son approvisionnement énergétique. S'il y avait la paix globale, le problème ne se poserait pas. Malheureusement, ce n'est pas le cas.

Nico : Bonjour, quelles sont pour vous les forces et les faiblesses de la France dans la "mondialisation" ?

Joseph E. Stiglitz : Je pense qu'une des forces de la France est d'être en fait un petit pays. Ses entreprises peuvent donc pénétrer sur de nombreux marchés étrangers sans créer les craintes que les compagnies américaines suscitent. La France dispose aussi d'un haut niveau technologique, ce qui lui donne également une certaine force dans l'économie mondiale.

Sun : Pensez-vous que l'on puisse, comme Immanuel Wallerstein, supposer que le XXIe siècle connaîtra un retour du protectionnisme ?

Joseph E. Stiglitz : C'est une question difficile. Cela dépend vraiment de la façon dont nous allons gérer la mondialisation et de la façon dont les pays riches, comme l'Europe et les Etats-Unis, répondront aux problèmes croissants d'inégalité et de pauvreté. Si nous avons des gouvernements comme aux Etats-Unis avec le président Bush, qui affaiblissent la protection sociale, qui accordent des réductions d'impôts aux plus riches, qui ne font rien contre la baisse du revenu moyen dans leur pays, contre la détérioration des conditions de vie, contre le fait que les gens doivent travailler plus pour des salaires moindres, alors il y aura une réaction forte contre la mondialisation, et le protectionnisme se renforcera. La mondialisation n'est pas la première cause de ces problèmes, mais c'est un des problèmes sur lesquels les citoyens peuvent agir. Et ils demanderont donc davantage de protection.

VladimirKarpets : Pourquoi une grande partie de l'Afrique reste-t-elle toujours en marge du commerce mondial ?

Joseph E. Stiglitz : La raison principale est que l'Afrique n'a pas pu produire beaucoup, et cela est dû au fait qu'il y a eu très peu d'investissements. Ce qui est dû à un cercle vicieux où la pauvreté mène à la corruption, aux conflits civils, à des investissements faibles dans le domaine de l'éducation. Ceux qui ont de l'argent à l'intérieur du pays l'ont sorti des frontières, et les investisseurs étrangers ont été réticents à s'engager, sauf pour exploiter les ressources naturelles.

Lucas_C : Dans La Grande Désillusion, une bonne partie des critiques visent les méthodes et le manque de bon sens de certains économistes du FMI et de la Banque mondiale. Pensez-vous qu'il soit possible de faire évoluer leurs méthodes ?

Joseph E. Stiglitz : Oui, mais c'est très difficile. Dans le cas de la Banque mondiale, je pense que quand j'y étais, nous avons fait des progrès. Depuis, il y a eu des inquiétudes sur le fait de savoir si l'on reviendra sur ces progrès en raison de la nomination du nouveau président de la Banque. Cela illustre un des problèmes essentiels : il s'agit d'institutions internationales, mais elles ne souscrivent pas aux principes démocratiques de base. Lorsqu'il y a eu un poste libre, elle n'a pas cherché le meilleur candidat possible pour entreprendre la tâche extrêmement difficile de promouvoir le développement dans le monde. Elle a laissé le président Bush nommer à peu près qui il voulait. Cela vaut aussi pour le FMI, sauf que dans un certain sens c'est encore pire, car un seul pays y dispose du droit de veto, les Etats-Unis. Au moins, à l'ONU, cinq pays, dont la France, ont le droit de veto.

Dmx : La Banque mondiale et le FMI sont-ils des outils de l'impérium américain ou des outils de développement ?

Joseph E. Stiglitz : Il n'y a pas de réponse simple. Par exemple, même si le président Bush a nommé le président de la Banque mondiale, celui-ci, lorsqu'il a pris ses fonctions, a critiqué la politique des Etats-Unis dans le domaine agricole comme défavorable aux pays émergents. En fait, dans de nombreux cas, la Banque mondiale a réussi à promouvoir le développement, à promouvoir les intérêts des pays émergents. L'économiste en chef de la Banque mondiale est un excellent économiste français qui est très honnête et qui ne manque pas de donner son avis lorsqu'il parle de ce qui est bon pour les pays émergents. C'est donc un peu plus compliqué : les Etats-Unis n'obtiennent pas toujours tout ce qu'ils veulent, mais ces institutions internationales n'ont pas tout l'impact positif qu'elles pourraient avoir si elles étaient plus démocratiques, et parfois même elles ont un comportement défavorable aux pays en voie de développement.

Une de mes préoccupations, c'est que parfois ces institutions ont même été plus conservatrices que le gouvernement américain. Par exemple, elles ont incité l'Argentine et de nombreux autres pays à privatiser le système de protection, notamment le système de retraite, alors même que l'opinion américaine a rejeté l'idée de la privatisation. Et cette privatisation s'est révélée catastrophique. La crise en Argentine est souvent attribuée au déficit public du pays, alors que le déficit en Argentine était presque entièrement dû à la privatisation en question. Ce sont donc ces politiques qui ont causé la crise en Argentine.

Uderzo : Le risque de surchauffe de l'économie chinoise est-il bien réel ?

Dialouz : La Chine pourra-t-elle jouer un rôle de contre-arbitrage de la mondialisation face à l'hégémonie américaine ?

Joseph E. Stiglitz : La Chine est encore beaucoup plus "petite" que les Etats-Unis. Bien qu'elle soit la deuxième ou troisième économie mondiale, elle ne représente qu'un huitième de l'économie américaine. Le revenu par habitant est encore plus petit, en pourcentage, qu'aux Etats-Unis. Ce qui est impressionnant avec la Chine, c'est la rapidité de sa croissance, en particulier dans l'industrie, qui force les Etats-Unis et d'autres pays à s'adapter très rapidement. Les récents débats sur les taux de change avec la Chine illustrent le problème. Le taux de change de la Chine n'est pas significativement sous-évalué. Si ce taux était réévalué, cela ne changerait rien au déficit commercial américain. Les Américains achèteraient peut-être plus de tissu au Bangladesh qu'à la Chine, mais on ne produirait pas davantage de textile aux Etats-Unis. La raison essentielle du déficit commercial est liée à la politique macroéconomique américaine, en particulier l'énorme déficit fiscal et le fait que les foyers américains n'épargnent pas. En fait, l'an dernier, l'épargne américaine a été négative pour la première fois depuis la Grande Dépression. Mais les Etats-Unis font porter la responsabilité de ces problèmes à la Chine, car ils ne veulent pas la faire porter sur l'administration Bush.

Michel : L'augmentation incessante du prix du pétrole et donc du prix des transports (qui ne devrait pas s'arrêter) ne signifie-t-elle pas la fin d'une certaine mondialisation ?

Joseph E. Stiglitz : C'est une excellente question dans la mesure où l'une des causes de la mondialisation a été la baisse des coûts des transports et des communications. Le prix élevé du pétrole et la crainte du terrorisme ont rendu plus onéreux les déplacements. Mais les facteurs sous-jacents à la mondialisation restent forts. Si bien qu'à moins d'un changement dans les politiques gouvernementales, comme par exemple avec le protectionnisme dont nous parlions, je pense que le processus de mondialisation va continuer.

Schelling : Etes-vous d'accord avec ceux qui affirment que la mondialisation, sous sa forme actuelle, précipite l'enrichissement des uns et l'aggravation de la situation des autres ?

Joseph E. Stiglitz : C'est plus compliqué. La mondialisation rend les riches des pays riches plus riches. Elle a aidé certaines des économies des pays émergents et en voie de développement à croître et à réduire la pauvreté. Mais elle a aussi rendu plus pauvres encore certains des plus pauvres. Ce sont là des conséquences de la façon dont la mondialisation a été conduite, mais je pense qu'il y a d'autres façons de procéder qui permettraient d'améliorer le sort des pauvres jusque dans les pays les plus pauvres. A mon avis, la question majeure est donc de savoir comment réformer la mondialisation pour s'assurer qu'elle fonctionne.

Traduit de l'anglais par Daniel Argelès

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