jeudi, juin 23, 2005

Des entreprises « responsables » ?

Article paru dans l'édition du 01.06.05



Incarnation microéconomique du « développement durable », la responsabilité sociale et environnementale (RSE) se déplace depuis quelques années de la sphère des intentions vers celle des engagements, quantifiés et contrôlables, envers les parties prenantes : actionnaires, salariés, clients, pouvoirs publics, société civile, générations futures même. Pour les entreprises qui s'engagent, les bénéfices sont clairs : alignement sur les demandes des consommateurs, gains de réputation, accroissement de la productivité par réduction des gaspillages, attractivité à l'égard des meilleurs talents, culture renforcée de l'innovation, meilleure gestion des risques, etc.

Cependant, ce sont les acteurs économiques du Nord qui font vivre ce mouvement, alors que les plus grands enjeux sociaux et environnementaux de demain sont au Sud. La RSE devra donc s'étendre aux pays en développement (PED) si l'on veut un monde viable. Mais le terrain n'est pas propice.

La première difficulté est éthique. L'émergence de la RSE s'interprète d'abord comme un renforcement des devoirs des multinationales (du Nord) à un moment où leurs droits se sont accrus comme jamais dans l'histoire, suite à la libéralisation des échanges et des investissements. Un rééquilibrage est donc nécessaire, mais comment convaincre les PME du Sud qu'elles sont concernées - elles dont la mobilité et l'intégration internationales sont souvent limitées voire inexistantes ?

Par ailleurs, le coût de la RSE peut être prohibitif pour ces acteurs fragiles aux carences technologiques importantes, qui manquent de formation comme de crédits bancaires. Le prix de la certification est considérable : jusqu'à 20 000 dollars pour un audit environnemental (ISO 14001) ou social (SA 8000), soit dix-sept fois le revenu annuel moyen par habitant des PED ! Certes, les entreprises sous-traitantes qui ont intégré les chaînes de production mondiales sont peu à peu sommées de se « mettre à niveau » ; mais elles portent le coût de l'effort sans en capter les bénéfices : seules les firmes du Nord sont en relation directe avec des consommateurs disposés à payer.

Vue des PED, la RSE apparaît comme une arme protectionniste au service des pays riches, une barrière commerciale qui ne dit pas son nom, un fardeau dont le résultat est de freiner l'investissement et l'emploi dans les PED. Aussi, l'extension de la RSE aux pays du Sud peut-elle paraître à la fois indispensable et utopique : la contradiction est terrifiante.

Pour une fraction du monde en développement, il faut s'y résoudre, la RSE n'est pas concevable. Moins, d'ailleurs, pour des raisons économiques que politiques. En effet, toute diffusion de la RSE s'appuie sur un contrat social tacite plus vaste, un sentiment du « vivre ensemble » qui donne sens et unité à la société. Or dans certains pays, ce contrat est si fragile qu'il semble inexistant, laminé par les tensions communautaires et les défaillances de l'Etat. La RSE ne peut avoir de sens, ici, que pour les multinationales liées au contrat social de leur pays d'origine.

Mais là où un pacte collectif et un Etat minimum existent, la RSE peut prendre racine. D'ailleurs, nombre de PME du Sud ont déjà des comportements « responsables » dans des domaines où les multinationales ne brillent pas forcément : elles réinvestissent leurs profits localement, ont de réels liens avec leur milieu culturel et appliquent souvent une éthique philanthropique, religieuse ou familiale. Ces réalités sont si fortes que certains n'hésitent pas à évoquer la « responsabilité sociale silencieuse » des entreprises du Sud. Pour la renforcer, il faut partir de l'existant dès qu'il y en a. Néanmoins, même dans ces contextes favorables, un défi demeure : comment rendre la RSE économiquement rentable, et donc durable ? Plusieurs pistes peuvent être suivies.

FINANCEMENTS

Soutenues par l'aide internationale, les autorités locales devraient libérer les entreprises des contraintes de (trop) court terme qui les étranglent afin de reculer leur horizon économique pour le rendre compatible avec le renouvellement écologique et l'investissement social. Il s'agit, par exemple, d'accorder aux banques et aux entrepreneurs des financements à long terme - prêts ou prises de participation. Pour les micro-entreprises du secteur informel, la microfinance est l'instrument désigné pour investir en l'absence d'épargne, à l'écart des pratiques usurières. Il convient également de réduire les coûts de certification - sociale et environnementale - à des niveaux raisonnables - soit en les subventionnant, soit en confiant ce rôle à des organismes publics internationaux.

La loi, enfin, a un rôle à jouer dans la diffusion de la RSE ; les exemples ne manquent pas pour le rappeler. Dans les forêts du Gabon, on peut accorder aux entreprises exploitantes des financements et des concessions longues à condition d'obtenir d'elles une gestion durable des ressources. Au Vietnam, les opérateurs étrangers pourraient se voir imposer un partage équitable des coûts de la RSE avec leurs sous-traitants. Sur ces questions, l'aide publique au développement doit renforcer les capacités conceptuelles, administratives et décisionnelles des Etats. L'extension mondiale de la RSE est une tâche urgente mais écrasante. De la gestion de cette antinomie dépend notre avenir commun.

par Jean-Michel Severino