mercredi, septembre 14, 2005

Service public et bien-être : quelle limite et quelle interaction?

Service public et bien-être : quelle limite et quelle interaction?

Noureddine BOUGHANMI
septembre 2005

Interview du Dr Daniel Kahneman (Prix Nobel de l’économie 2002)

Le Prix Nobel de l’économie 2002, Daniel Kahneman, a été l’une des têtes d’affiche du 14e congrès qui s’était tenu du 29 août au 1er septembre courant au Palais des congrès à Marrakech. Le gotha de l’économie mondiale a débattu de divers thèmes et de questions d’actualité.
Daniel Kahneman, psychologue de formation ayant appliqué cette discipline à l’économie, a centré sa conférence sur le thème "Service public et bien- être".
Dans l’entretien accordé à la Gazette du Maroc, il revient sur ses recherches, le bien-être et même son mal être…

La Gazette du Maroc : on vous a présenté au public avant votre conférence comme étant le père de la devise suivante : " Adoptez "
Pouvez-vous nous en dire plus?

Dr Daniel Kahneman : en général, il y a beaucoup de querelles qui demeurent interminables. Dans les milieux académiques et universitaires, souvent quelqu’un écrit quelque chose et quelqu’un d’autre le critique ou le descend en flammes. à la suite des critiques, une tierce personne publie une réponse et la polémique s’amplifie. Et nous avons toujours remarqué que dans ce genre d’affaires c’est toujours une perte de temps. Pour la simple et bonne raison que personne n’admettra qu’il a commis une erreur et cela devient un exercice comme chez les avocats et l’on se retrouve avec beaucoup d’insultes et de sarcasme et personne n’apprendra rien de ces gens-là. J’ai donc proposé et en fait mis en application plusieurs fois quand j’ai été engagé dans une controverse avec quelqu’un, de trouver une réponse commune. Très souvent, nous ne réussissons pas mais le fait d’essayer, c’est toujours intéressant et puis l’accord stipule que personne ne doit être battu parce que l’article que vous publiez est écrit en commun et comporte donc une responsabilité commune de ce que nous avançons. Mais, nous écrivons en commun un article où l’on n’est pas d’accord à l’exception que normalement au moment où vous écrivez ce papier-là, vous vous trouvez un peu moins en désaccord qu’au paravant et vous polémiquez dans une manière plus civilisée et plus plaisante. C’est ce que j’appelle "la collaboration belliqueuse" et j’en suis très fier mais je ne pense pas que beaucoup de monde l’utilisera.

Votre conférence à ce 14ème congrès a eu pour thème "service public et bien-être", pouvez-vous nous résumer les points cardinaux de votre intervention et la corrélation entre utilité et bien-être ?
Il existe en fait dans l’histoire des sciences économiques deux grands sens du terme utilité. En termes simples, l’un de ces deux sens signifie ce que vous voulez et l’autre ce que vous appréciez. Et la théorie des sciences économiques suppose implicitement ou tacitement que vous savourez les choses que vous aimez. Ces deux sens sont étroitement liés ou proches l’un de l’autre.
En fait, il s’avère que vous ne voulez pas nécessairement ce que vous appréciez… et pas nécessairement ce que vous avez voulu. Vous devez les étudier séparément et c’est le point que j’ai relevé.

Comment vous est-il arrivé d’appliquer la psychologie aux sciences économiques et à la finance et y a-t-il un lien entre les deux disciplines?
Je n’ai pas appliqué la psychologie aux sciences économiques. J’ai étudié la psychologie et certains économistes étaient intéressés par ce que nous faisions et l’ont appliquée à leur discipline et m’ont, au cours du processus, appris un peu l’économie.

Vous avez obtenu le prix Nobel de l’économie en 2002 pour vos travaux sur le comportement financier. Comment cela?
On n’obtient pas nécessairement un prix Nobel pour la qualité de ses travaux. Quand vous obtenez le prix Nobel, vous obtenez le travail sans influence. Et mes travaux ont eu une certaine influence et c’est pour cette raison que j’ai obtenu le prix Nobel.

A quel niveau se situe votre influence?
Il existe aujourd’hui un domaine au sein des sciences économiques qu’on appelle "Behavioural économic". C’est un domaine qui gagne chaque fois de l’importance mais il reste encore un champ minoritaire : Il s’agit beaucoup plus en fait d’une approche que d’un champ, c’est une manière de faire les sciences économiques. Et cette approche-là est devenue plus significative au cours des dernières années. C’est pour cette raison, je pense, que le prix Nobel a été décerné.

Vous avez parlé lors de votre conférence du bien-être, du bonheur et des mesures pour l’évaluer et de la complexité du comportement humain.
Il y a eu une unité de mesure traditionnelle du bien-être en posant de très simples questions comme : A quel point êtes-vous heureux ces jours-ci ? A quel point êtes-vous satisfait de votre vie ? J’ai relevé au cours de ma conférence que ces questions ne sont pas entièrement satisfaisantes parce qu’en fait c’est un jugement que les gens portent sur leur (in) satisfaction et leur degré de bonheur ou d’être heureux. C’est un jugement global. C’est une sorte de jugement sur lequel les gens peuvent faire des erreurs. Et ils font vraiment des erreurs. J’ai donc proposé une manière de mesurer le bien- être qui consiste à essayer de mesurer l’expérience elle-même, à savoir comment les gens vivent en temps réel ? Que font-ils de leur temps ? Et pourquoi jouissent-ils ou souffrent-ils de ce qu’ils font?

Dans ce sens, vous avez parlé du puzzle du bonheur ? Qu’en est-il au juste ? Par ailleurs, vous avez insisté sur le sommeil comme étant une donnée fondamentale du bien-être et de la satisfaction de sa vie ?
Vous savez, les gens vivent, expérimentent leur vie et se comparent par la suite aux critères. Ils regardent plus généralement leur vie et décident s’ils sont ou non satisfaits.Les derniers résultats en provenance de la Chine, qui a connu au cours de ces dernières années un développement économique énorme, démontrent que les gens sont moins satisfaits de leur vie qu’il y a dix ans. Et cela parce qu’ils demandent plus que ce qu’ils reçoivent.

En évoquant les cas des Etats-Unis et de la France, vous avez affirmé que le revenu ne signifie pas satisfaction ou bonheur. C’est l’illustration de l’adage " l’argent ne fait pas le bonheur ! "
Certainement. Si vous comparez le revenu par tête d’habitant, celui des Américains est plus élevé que celui Français. Et si vous leur demandez à quel point ou combien sont-ils satisfaits, vous trouverez que les Américains paraissent plus satisfaits que les Français mais si vous mesurez l’expérience présente, la réalité s’avère très différente. Les Français mènent une assez belle vie tout en l’expérimentant.

Vous avez parlé également de l’index U (utilité)
J’ai souligné que le principe déterminant du bien-être est défini par le caractère et la personnalité. Dans une large mesure nous naissons heureux ou malheureux et il n’y a pas grand-chose à faire à ce niveau. La corrélation avec l’une des principales sources de la souffrance humaine est la maladie mentale.
Ensuite, les circonstances générales de la vie tel que le revenu, n’interviennent pas beaucoup, sauf dans des circonstances extrêmes. Ce qui importe, ce sont les inconstances des gens, s’ils sont seuls ou pas, s’ils sont subordonnés à d’autres. Les deux principes déterminants que j’ai soulignés ont trait à la personnalité et aux circonstances locales.

Qu’est-ce qui rend les gens heureux ?
Encore une fois, probablement la source la plus importante du bonheur est l’apport des autres gens. Etre avec des gens qui vous apprécient et vous aiment et que vous aimez. C’est tout simple et les résultats des recherches systématiques le confirment.

On a remarqué que vous faites souvent appel à l’humour pour illustrer vos idées. Est-ce une forme de thérapie ?
Non, mais étudier la nature humaine peut être fascinant et je prends du plaisir à le faire. Je le trouve amusant et cela me procure du plaisir.

On profite du salon pour vous poser des questions tests. Que signifie pour vous la femme ?
Non. Non. Je refuse de répondre. C’est moi le psychologue (rire).

Vous êtes binational : Israélien et Américain. L’actualité immédiate au Moyen-Orient nous interpelle tous. Dans quelle mesure pouvez-vous appliquer votre théorie au conflit israélo-palestinien ?
Malheureusement, je souhaitais avoir une théorie qui pourrait aider ou être appliquée. Mais je ne l’ai pas et c’est une source de souffrance pour moi. Je dispose de très peu pour y contribuer sinon un souhait pour l’avènement de la paix.

Comment voyez-vous l’avenir ?
Je préfère ne pas en parler. C’est un triste et difficile sujet.

Qu’est-ce qui vous rend heureux ou malheureux ?
Comme tout le monde, j’aime mon travail et j’y prends plaisir et j’aime ma famille. Les deux principales sources de bonheur pour les gens et pour moi également.

Un message ?
Nous vivons aujourd’hui des moments excitants d’être psychologue ou sociologues. Beaucoup de choses ont eu lieu. Des découvertes sont faites et des innovations ont été élaborées. Personnellement, j’aurais aimé être beaucoup plus jeune parce que je pense que le futur sera excitant.

Source : La Gazette du Maroc