lundi, août 29, 2005

Opinion : Les faux-semblants de l'aide au développement

Une "générosité" très médiatisée
LES FAUX-SEMBLANTS DE L’AIDE AU DÉVELOPPEMENT



par Eric Toussaint , par Damien Millet


Le 10 juin 2005, les ministres des finances du G8 ont bruyamment annoncé un maigre allégement de la dette du Sud (40 milliards sur 2 500 milliards de dollars). Le 6 juillet, l’Afrique et le réchauffement de la planète seront au cœur du sommet du G8, à Edimbourg. L’aide au développement devrait, elle aussi, augmenter. Mais ces initiatives médiatiques masquent la pingrerie du Nord envers le Sud, des prescriptions économiques désastreuses et des arriere-pensées géostratégiques.


D’ores et déjà, plusieurs raisons permettent de pronostiquer une augmentation importante de l’aide publique au développement (APD) destinée aux pays du Sud pour 2005. Primo, en février 2005, les pays contributeurs ont décidé d’apporter 18 milliards de dollars à la Banque mondiale, « afin de permettre un accroissement d’au moins 25 % du montant de ses dons et prêts [1] ». Deuzio, le tsunami qui a frappé le pourtour de l’Océan indien en décembre 2004 a vu affluer en Asie une aide financière importante pour la reconstruction des zones côtières ravagées [2]. Tertio, l’accord signé en novembre 2004 par les pays du Club de Paris prévoit une annulation de 80 % de la dette publique de l’Irak à leur égard (dont 30 % dès le 1er janvier 2005). Alors que, en 2004, les Etats-Unis et leurs alliés ont inclus 2,2 milliards de dollars de dépenses en Irak dans leur APD, « selon le rythme de la mise en œuvre des accords bilatéraux conclus entre l’Irak et ses créanciers, les membres du CAD - Comité d’aide au développement [3] - pourront peut-être notifier en 2005 dans l’APD jusqu’à 15 milliards de dollars au titre de cet effort d’allègement [4] ».

Pourtant, malgré les déclarations médiatiques, la plupart des gouvernements des pays riches renient l’engagement, pris en 1970 devant les Nations unies, de consacrer à l’APD 0,7 % de leur revenu national brut (RNB) - produit intérieur brut et les revenus « reçus du reste du monde ». Certes, la forte diminution de l’aide constatée au cours des années 1990 semble avoir été jugulée : après avoir baissé d’un tiers en comparaison du RNB des pays membres du CAD - de 0,34 % en 1990 à 0,22 % en 2001 -, l’APD est remontée à 0,25 % en 2004, soit 78,6 milliards de dollars [5]. Cette inversion de tendance, notable, est cependant loin d’être vertigineuse.

Une hémorragie de capitaux

Cet objectif de 0,7 % n’est atteint que par quelques pays du nord de l’Europe - la Norvège, le Luxembourg, le Danemark, la Suède et les Pays-Bas - alors que trois pays ne dépassent pas 0,2 % - l’Italie, les Etats-Unis et le Japon. Le 24 mai 2005, les pays de l’Union européenne ont avancé le chiffre de 0,56 % d’ici 2010, et 0,7 % d’ici 2015. Cette promesse a-t-elle davantage de chances d’être tenue que celle de 1970 ?

En fait, la nature même de l’APD et son contenu posent problème. La définition qu’en donne le CAD montre ses limites et prédétermine ses errements : elle est en effet constituée de « prêts ou dons accordés aux pays et territoires figurant dans la partie I de la liste des bénéficiaires de l’aide [...] de la part du secteur public, dans le but principalement de faciliter le développement économique et d’améliorer les conditions de vie. » Le CAD tient donc à jour une liste, appelée « partie I », actuellement constituée de 150 pays et territoires à revenu faible ou intermédiaire, récipiendaires de cette aide. Les autres pays, dits « en transition » et formant la « partie II », sont des pays de l’ex-bloc soviétique et certains autres plus avancés : les prêts et dons qui leur sont concédés n’entrent pas dans l’APD.

En revanche, les prêts sont pris en compte dans le calcul de l’APD dès qu’ils sont accordés aux pays éligibles à un taux inférieur au taux du marché et avec une part de don supérieure à 25 %. Leur montant est loin d’être négligeable : fin 2002, la dette des pays du Sud liée à l’APD - et à l’aide publique - s’élevait ainsi à 171,7 milliards de dollars [6]. Celle-ci est donc en elle-même profondément génératrice de dette. En conséquence, les remboursements qu’elle engendre provoquent une hémorragie de capitaux pour les pays du Sud. Entre la fin 1996 et la fin 2003, en ce qui concerne les créances bilatérales à taux préférentiels, les pays en développement ont remboursé 31 milliards de dollars de plus qu’ils n’ont reçu en nouveaux prêts [7]. Tout compte fait, les pays donateurs s’enrichissent aux dépens de ceux qu’ils prétendent aider.

La définition des objectifs de ces dons et prêts est suffisamment floue pour laisser libre cours à de multiples manipulations statistiques. En fait, les principales activités financées sont très éloignées des besoins prioritaires des populations. L’examen des chiffres 2003 révèle que 12 % de l’APD ont été consacrés à des remises de dette, ne créant donc aucun flux financier positif pour les pays endettés. Et ce chiffre a quadruplé en trois ans. L’imposture vient du fait que bien souvent les créances annulées sont de vieilles créances douteuses. Leur annulation n’est qu’une opération d’assainissement des comptes de la part de pays qui en profitent doublement sur le plan médiatique, puisqu’ils peuvent annoncer haut et fort des allégements de dette, avant de proclamer l’année suivante une hausse de leur APD, alors qu’il s’agit de la même opération financière.

L’annonce à Londres, le 11 juin 2005, par les ministres des Finances des sept pays les plus industrialisés - le G7 - de l’annulation d’une partie de la dette multilatérale de 18 pays pauvres très endettés (PPTE) participe de cette logique. Présenté comme une faveur « historique », l’effacement de la dette détenue par la Banque mondiale, la Banque africaine de développement et le Fonds monétaire international ne concerne que les pays ayant mené à terme l’initiative PPTE, soit au moins quatre longues années de camisole néolibérale (ouverture des marchés au profit des sociétés transnationales ; privatisations ; libéralisation de l’économie ; augmentation de la fiscalité indirecte - TVA -, des frais scolaires et des frais de santé, toutes mesures qui affectent surtout les pauvres). Ces 18 pays ne représentent que 5 % de la population totale des pays en développement. Le coût de cet effacement devrait s’élever à seulement 1,2 milliard de dollars par an pour les pays du G7, soit 600 fois moins que leurs dépenses militaires et sans la moindre garantie que cela s’ajoutera à l’APD actuelle.

La part de remise de dette, qui s’élève à 30 % en France, a permis d’annoncer une augmentation de l’APD en 2003, alors que, hors allégement de dette, celle-ci a en fait diminué [8]. De façon similaire, un allégement de dette envers la République démocratique du Congo a permis à la Belgique d’annoncer une APD en nette hausse en 2003 (0,60 % du RNB contre 0,43 % en 2002). Mais, dès 2004, le chiffre est retombé à 0,41 %, révélant la supercherie. Le record pour 2004 revient au Portugal, dont l’APD a bondi de 187,5 % suite à un allégement de dette exceptionnel envers l’Angola.

De surcroît, le traitement comptable de ces annulations est discutable. Selon les règles de l’OCDE, un prêt commercial octroyé en 1990 et annulé en 2005 entraîne une augmentation de l’APD 2005. Sur le papier, tout se passe comme si ces fonds étaient distribués à nouveau, alors qu’il n’en est rien.

Pis : c’est la valeur nominale des créances annulées qui est prise en compte. Or, face aux difficultés rencontrées par les pays concernés, une réelle évaluation de leur dette devrait intégrer une décote importante, traduisant le fait que, si un créancier cherchait à vendre une telle créance, il devrait consentir un rabais important pour trouver un acquéreur. Pour les PPTE, « le gouvernement des Etats-Unis - qui est chargé par le Congrès d’estimer la valeur actualisée de son portefeuille de prêts - applique une décote de 92 % [9] ». Dans ces conditions, inclure dans l’APD la valeur nominale des créances annulées, comme le font les gouvernements des pays industrialisés (dont les Etats-Unis), est un détournement délibéré.

Par ailleurs, la coopération technique - plus du quart de l’APD - englobe « les dons à des ressortissants de pays bénéficiaires de l’aide qui reçoivent un enseignement ou une formation dans leur pays ou à l’étranger » et « les paiements destinés à défrayer les consultants, conseillers et personnels analogues, de même que les enseignants et administrateurs en mission dans les pays bénéficiaires ». Pourtant, il est de notoriété publique que les enseignants de pays riches expatriés donnent souvent des cours dans des structures scolaires fréquentées majoritairement par les enfants des autres expatriés...

La France, le Canada, l’Autriche et l’Allemagne comptabilisent dans leur APD les frais d’écolage, à savoir le coût généré par les étudiants originaires des pays éligibles poursuivant des études de deuxième et troisième cycles dans ces quatre pays. Initialement, le CAD tolère l’inclusion des frais d’écolage à condition que les études suivies portent sur les questions de développement et que les étudiants retournent ensuite exercer dans leur pays d’origine. Le calcul réel n’en tient pas compte puisque, d’une part, il intègre les sommes avant de savoir si ce retour sera effectif, et que, d’autre part, il concerne aussi les étudiants étrangers nés dans les pays donateurs, qui y resteront pour la plupart. Les sommes sont néanmoins conséquentes : 660 millions d’euros pour la France en 2005.

Renforcement des zones d’influence

Les dépenses liées à l’« accueil » des réfugiés sont aussi incluses dans l’APD : ainsi, pour les frais de détention ou d’expulsion, dans des conditions souvent dramatiques, de nombreux candidats à l’asile qui tentent de trouver refuge dans les pays du Nord pour échapper à la répression. Le lien avec le développement des pays du Sud est impossible à justifier. Là aussi les sommes concernées sont importantes : pour la France, en 2005, 373 millions d’euros, soit six fois plus qu’en 1996 [10].

Selon l’OCDE, près des trois quarts de l’APD bilatérale est constituée de ces fonds “ à objectif spécial ”, comme la coopération technique, les remises de dette, l’aide d’urgence et les coûts administratifs. La Banque mondiale ajoute : « Bien que les dons à objectif spécial soient un élément essentiel du processus de développement et aient un impact budgétaire sur les pays donateurs, ils ne fournissent pas de ressources financières additionnelles pour atteindre les objectifs du Millénaire [11]. » En effet, une part importante des sommes déclarées est dépensée dans le pays « donateur » (achat d’aliments, de médicaments, d’équipements, fret, missions d’experts, etc.), ou y repart, comme l’a reconnu M. Robert McNamara, président de la Banque mondiale de 1968 à 1981.

Qui plus est, cette aide ne se dirige pas en priorité vers les pays qui en auraient le plus besoin. En 2002-2003, 41 % seulement des aides se sont dirigés vers les 50 pays les moins avancés (PMA) [12]. A contrario, la part de l’Afghanistan, de la Colombie, de l’Irak, de la Jordanie et du Pakistan dans l’APD bilatérale totale a été multipliée par 3,5 entre 2000 et 2003, confirmant que les facteurs stratégiques continuent de jouer un rôle majeur dans l’allocation de l’APD envers les pays récipiendaires. Le principal objectif des donateurs est bel et bien le renforcement de leur zone d’influence à travers le soutien politique aux dirigeants alliés du Sud, afin d’être en mesure de leur imposer des décisions économiques et de contrôler les positions qu’ils adoptent lors des sommets internationaux.

Damien Millet & Eric Toussaint, respectivement président du Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde (CADTM) France, auteur de L’Afrique sans dette (CADTM/Syllepse, Paris, 2005) et président du CADTM Belgique, auteur de La finance contre les peuples (CADTM/Syllepse, Paris, 2004).



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NOTES:

[1] OCDE, L’aide publique au développement augmente à nouveau - mais les objectifs pour 2006 restent un défi, 11 avril 2005, www.oecd.org/cad.

[2] Voir Damien Millet et Eric Toussaint, Les tsunamis de la dette , CADTM/Syllepse, Paris, 2005.

[3] Instance de l’OCDE, composée de 23 pays de l’OCDE sur 30, le CAD est chargé de centraliser les informations concernant l’APD.

[4] OCDE, L’aide publique au développement augmente à nouveau..., ibid.

[5] Pour comparaison, chaque année, les pays en développement déboursent plus de 370 milliards de dollars pour le remboursement de leur dette extérieure. Voir www.cadtm.org.

[6] OCDE, Statistiques de la dette extérieure 1998-2002, Paris, 2003.

[7] Calcul des auteurs d’après Global Development Finance 2004, Banque mondiale, Washington, 2004.

[8] Dette & Développement, Rapport 2003-2004 : La dette face à la démocratie, 2004, www.dette2000.org.

[9] Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced), Le développement économique en Afrique. Endettement viable : Oasis ou mirage ?, Genève, 2004.

[10] Haut conseil de la coopération internationale, La programmation de l’aide publique française au développement. Recommandations, avis adopté en séance plénière le 11 mai 2005, www.hcci.gouv.fr/travail/avis/avisa....

[11] Banque mondiale, Global Development Finance 2005, op. cit.

[12] Voir OCDE, Direction de la coopération pour le développement (CAD), Annexe statistique de la publication, Coopération pour le développement, Rapport 2004, tableau 26, www.oecd.org/dac/stats/dac/dcrannex.






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Source : TOUS DROITS RÉSERVÉS © 2005 Le Monde diplomatique, jullet 2005.