mardi, juillet 26, 2005

Une table ronde sur la dette de l'Afrique

Le Messager (Douala)
ACTUALITÉS
25 Juillet 2005

By Etienne de Tayo


"Table ronde... table ronde... Indépendance". Ces airs de Joseph Kabaselé, vedette de la musique congolaise de regrettée mémoire, rythmèrent les travaux de la table ronde clôturée à Bruxelles le 20 février 1960 et qui fixèrent l'indépendance de ce qui était encore le Congo Léopoldville au 30 juin de la même année. Plus de 40 ans après, cette musique ne semble pas avoir perdu une seule dent.

C'était l'époque de l'euphorie pré-indépendance pour les africains et des résistances farouches et parfois destructives des derniers carrés des colons retranchés dans la région minière de Lubumbashi. Mais c'était surtout l'époque des discours visionnaires et enflammés d'un Patrice Lumumba conquérant, fier et digne. C'est d'ailleurs dans cette posture qu'il prononça le discours d'acquisition de l'indépendance.

Mais à peine l'indépendance conquise, Patrice Lumumba fut pris entre les rivalités Est-Ouest. Trahi par les siens, il sera exécuté de la manière la plus atroce qui soit : Après l'avoir torturé pendant des jours, ses bourreaux lui ont fait consommer l'entièreté de ses cheveux qu'ils avaient pris le soin de raser, avant de l'achever quelque part dans le Kasaï.

Joseph Désiré Mobutu, auteur du parjure, fut porté au pouvoir par ses commanditaires. Pour brouiller les pistes, il engagea dès 1971 le "recours à l'authenticité" symbolisé par "l'abacost", entendez, "A bas le costume", symbole de l'occident. En 1973, il lança les mesures de "zaïrianisation" marquées par l'expropriation des biens meubles et immeubles des expatriés sans pour autant subir la campagne de diabolisation comme c'est le cas aujourd'hui pour Robert Mugabé.

A l'indépendance, le Congo est présenté comme un scandale minier et même agricole dont l'uranium a servi à fabriquer la première bombe atomique lancée sur Hirochima et dont le caoutchouc a servi à la fabrication de la pneumatique de la première guerre mondiale. Au pouvoir, Joseph Désiré, devenu Séssé seko ne fera pas du tout la fine bouche, il se servira à volonté pour alimenter les comptes bancaires personnels et pour huiler ses réseaux en occident. Les Congolais eux étaient confinés dans la musique. Il fallait chanter, danser et louer Papa Mobutu. Pendant ce temps, au palais de Kinshasa ou à celui de Gbadolité, les festins se succédaient avec toujours plus d'amis étrangers à recevoir, toujours plus de champagnes à casser, toujours plus de diamants, d'or ou d'argent frais à distribuer. Le Zaïre était le bon élève, un pays qui se portait bien, qui se suffisait et qui était en mesure d'assister d'autres pays moins nantis et parfois plus nantis.

En 1996, le monde entier assistera pourtant en direct au déclin et à la chute de Mobutu - au cours de la rencontre modérée par Nelson Mandela entre lui et Laurent Désiré Kabila - et à la dislocation du Zaïre en tant qu'Etat. Au lieu du léopard jadis redouté et même craint, c'est un vieillard miné par la maladie et tremblant de tous ses membres qui a accepté d'affronter son tombeur. Lâché par ses soutiens occidentaux parce que les enjeux géostratégiques qui commandaient son maintien se sont éloignés, Mobutu est chassé de Gbadolité en 1997 par ses propres gardes. Il transite par le Togo et atteint le Maroc où il meurt quelques mois plus tard dans l'indifférence totale. Quant au Zaïre, devenu la République démocratique du Congo (Rdc) par la volonté de l'éphémère Kabila, il est tombé entre les mains des chefs de guerre, le fameux 1 + 4, qui s'emploie à piller ses ressources au travers des réseaux maffieux qui y maintiennent une guerre artificielle.

On prendrait n'importe quel pays d'Afrique et le film sera à peu près identique. On peut parler de Jean Bedel Bokassa qui, après avoir été porté au trône en tant qu'empereur par ceux qui s'appuyaient sur lui pour piller la Centrafrique, a été chassé du pouvoir comme un malpropre. Il a passé deux jours séquestré dans un avion à l'aéroport du Bourget attendant une hypothétique intervention de son "papa", le président français d'alors, qui ne viendra jamais. Il a ensuite connu l'enfer de l'exil, de la prison avant de mourir incognito dans son pays la Centrafrique. Et pourtant, les diamants de Centrafrique ont contribué sous la houlette de Bokassa à engraisser toute une famille présidentielle en France.

On peut parler du Congo

Brazzaville et du Gabon dont le pétrole a contribué à humidifier les réseaux Elf et l'argent du pétrole à financer plus d'une campagne électorale en France selon les révélations de ce qui convient d'appeler les procès Elf .

Quarante ans après les indépendances, certains pays africains tout aussi riches en ressources naturelles et même humaines à l'instar du Cameroun ont été classé "Pays pauvre très endettés". Un concept hautement offensant et humiliant sorti de la cervelle des "petits fonctionnaires" de Brettons Woods. Depuis 20 ans, ils échafaudent des thérapeutiques économiques sur l'Afrique toujours plus foireuses les unes que les autres, question de ne pas guérir complètement le malade et justifier la présence du médecin. Il faut voir comment ces messieurs de Bretton Woods se comportent lors des fameuses missions d'évaluation et terrorisent les dirigeants africains pourtant aux affaires pour certains depuis près de 30 ans. Pendant ce temps les populations pataugent dans une misère indescriptible cependant que les Etats, mal managés ou pas managés du tout se ruinent et accumulent des dettes. Selon ses créanciers, l'Afrique aurait une dette évaluée en 2003 à 250 milliards de dollars et repartie en dette privée (16%); dette bilatérale (47%) et dette multilatérale (37%).

Ainsi, l'Afrique pourtant si riche dans nos têtes d'africains a été déclarée non seulement pauvre mais aussi très endettée. De quoi s'exclamer avec l'artiste ivoirien Tiken Jjah Fakoly: "Ainsi l'Afric (entendez l'arbre qui produit du fric) doit du fric". Autrement dit, comment comprendre qu'un arbre qui produit de l'argent doit de l'argent aux autres arbres qui sont souvent venus se ravitailler chez lui? Voilà toute la problématique de la dette africaine qui ne laisse aucun africain indifférent.

Nous avons pu le mesurer dans les réactions suite à notre première analyse (Pour la dignité de l'Afrique, laissez-nous crever), pour affirmer ici que la dette africaine s'apparente de plus en plus à un furoncle qui a poussé sur les parties génitales de l'Afrique: le montrer et mourir de honte ou bien la cacher et mourir d'infection aggravée. Voilà le dilemme qui vient se greffer à la problématique de la dette et agit comme un bruit qui brouille la communication entre les africains poursuivant pourtant le même but: la libération et le développement de l'Afrique.

Aujourd'hui, chaque africain entend apporter ou apporte déjà sa réponse selon sa sensibilité à la problématique de la dette. Dans leur écrasante majorité, les africains sont convaincus de ce que la dette dont il est question a été déjà plusieurs fois remboursée. Pour certains d'ailleurs, il reviendrait aux créanciers de l'Afrique de lui reverser le trop perçu. Se fondant sur des considérations aussi bien historiques, économiques qu'éthiques qui brillent par leur pertinence et même leur actualité, le réseau Jubilé Sud préfère brandir ce slogan: "Nous ne devons rien, nous ne payons rien". Il parle notamment de "cinq siècles de pillage, d'esclavage et de colonisation et 20 ans d'ajustement structurel" qui ont plombé le décollage économique de l'Afrique.

Nous sommes d'accord pour dire avec tous les Africains et ceux qui tiennent l'Afrique en estime que sans l'effacement de sa dette, le décollage économique de l'Afrique est à jamais compromis. En moyenne, "38% des budgets des pays d'Afrique subsaharienne vont au paiement de la dette" ce qui les confine au simple fonctionnement. Mais entre ceux qui, comme certains dirigeants africains préfèrent se mettre à genoux pour solliciter l'annulation de la dette - qui selon eux serait une panacée à tous les maux de l'Afrique - et ceux qui s'emploient à nier carrément son existence, nous pensons qu'une troisième voie est possible: celle de la reconnaissance à priori de la dette.

Dans une démarche empreinte de dignité et d'intégrité, nous préférons la posture d'une Afrique qui accepte fièrement qu'elle doit de l'argent à tous ceux qui le lui réclament et qui certainement doivent disposer des preuves signées des dirigeants africains que nous vomissons certes mais qui n'en sont pas moins - ou ont été - des responsables attitrés de nos Etats. Seulement, au lieu de prendre les montants avancés comme parole d'évangile, nous les ramènerions au rang de simple hypothèse dont la démarche scientifique commande la vérification. Voilà pourquoi nous proposons une table ronde sur la dette de l'Afrique. Cette table ronde fera un état complet de la dette africaine depuis la période coloniale: Combien a t-elle emprunté à ce jour? A quel taux d'intérêt? Dans quelles conditions? Quels ont été les interlocuteurs africains? Combien a été remboursé à ce jour? Que reste t-il à rembourser réellement?

Il ne s'agira plus de négociations au cas par cas de rééchelonnement et d'autres mécanismes de supercherie. Il ne s'agira plus de démarche humiliante de ceux qui vont aux réunions du G8 pour quémander l'annulation d'une dette qui selon toute vraisemblance n'existe plus et qu'ils pourront le démontrer dignement autour d'une table de négociation. Il s'agira des experts africains qui se retrouvent en partenaires avec leurs confrères occidentaux pour tirer au clair la problématique de la dette africaine. Les ressources humaines dont dispose l'Afrique en matière économique et la prise de conscience perceptible au sein de l'intelligentsia africaine commandent notre optimisme dans cette option.

Parce que nous sommes convaincus de ce que l'Afrique a été grugée tout au long de sa coopération avec ses créanciers d'aujourd'hui nous sommes sereins pour proposer à l'Afrique de travailler à conquérir des positions de négociation forte qui lui permettront de sortir vainqueur de cette table ronde.

Nous l'avons dit, l'aide à l'Afrique est non seulement humiliante mais devient nocive. A notre connaissance aucun pays d'Afrique ne s'est déclaré à ce jour en état de cessation de paiement de sa dette comme l'avait fait le Mexique en 1980. Pourquoi veut-on absolument faire croire que l'Afrique a besoin d'assistance pour pouvoir continuer à payer sa dette ou tout simplement pour exister? C'est sans doute parce que l'aide occulte des desseins maffieux et agit comme un voile qui empêche de voir la réalité. A la table ronde, l'Afrique fondera son argumentaire sur le triple plan économique, politique et éthique:

- Au plan économique il est facile de démontrer que la plupart des fonds empruntés l'ont été pour financer des projets foireux connus sous le vocable "d'éléphants blancs d'Afrique" et qui ont beaucoup plus engraissé les experts occidentaux qu'à contribuer au développement de l'Afrique. Il est à noter que dans la coopération Nord Sud, "les frais d'étude, de voyage et de séjour des experts du nord représentent entre 20 à 25% de l'aide totale".

Le Pnud n'a d'ailleurs de cesse de dénoncer la longueur de gestation et d'exécution des projets en Afrique qui contribue à grossir ces postes. Sur le commerce équitable et selon Liz Stuart de l'Ong Oxfam, "pour chaque dollar que les pays riches consacrent à l'aide à l'Afrique, ils lui retirent deux dollars via des règles commerciales inéquitables". "Ils ont fait des frontières du sud des passoires pour les produits de leurs industries alors qu'ils continuent de chicaner lorsque les produits africains se présentent à leurs frontières", s'indigne pour sa part un autre responsable d'Ong. Il est à noter que d'après une étude produite par Eric Toussaint pour le comité pour l'annulation de la dette du Tiers-monde (Cadtm), sur le même dollar donné à l'Afrique, "4 dollars sont retirés sous forme de remboursement de la dette et 2,5 dollars restent à payer". C'est ainsi "qu'entre 1970 et 2002, l'Afrique a reçu 540 milliards de dollars. Bien qu'elle ait remboursé près de 550 milliards de dollars, elle affichait encore un encours de 295 milliards de dollars". Malgré ses difficultés, l'Afrique continue à payer ses dettes, mieux elle affiche des transferts nets négatifs, ce qui veut dire qu'elle a transféré à ses créanciers plus d'argent qu'elle n'en a reçu. En effet, "entre 1997 et 2002, les pays africains ont transféré 45,5 milliards de dollar aux pays riches". Ce à quoi il faut ajouter le rapatriement des bénéfices des multinationales qui se sont chiffrés en 2003 à 9 milliards de dollar. A bien scruter, on constatera que c'est le prétendu "mendiant" qu'est l'Afrique qui finance le développement des puissants occidentaux. Ce qui vient relativiser l'affirmation selon laquelle l'Afrique doit absolument bénéficier d'une annulation de la dette sinon elle est vouée à la disparition.

- Au plan politique, il est loisible de démontrer que certains régimes autocratiques et illégitimes étaient inhabilités pour contacter des dettes au nom de leur pays et que les créanciers qui ont pris cette initiative malgré les dénonciations de la communauté internationale l'ont fait à leurs risques et périls.

- Au plan éthique enfin, s'appuyant sur le concept de la "dette immorale et odieuse" développé par Alexander Nahum Sack, l'Afrique peut démontrer qu'une grande partie de la dette a été utilisée par des régimes belliqueux et dictatoriaux, pour l'achat des armes qui ont servi à faire la guerre ou tout simplement à massacrer leurs propres populations. Dans le même ordre d'idée, l'Afrique pourrait faire prévaloir le fait que une bonne partie de l'argent reçu a été sorti par des dirigeants cupides par la complicité des pays occidentaux et que ces fonds qui sommeillent dans des banques en occident doivent être rapatriés ou tout simplement rentrer en soustraction de la dette due. L'Afrique pourrait aussi évaluer toutes les richesses sorties frauduleusement de l'Afrique par les visiteurs occidentaux depuis l'explorateur aux responsables politiques d'aujourd'hui en passant par de simples touristes.

Le résultat le plus réjouissant pour l'Afrique à l'issue des travaux de cette table ronde serait d'aboutir à la conclusion selon laquelle non seulement l'Afrique ne doit rien à ses créanciers mais que ces derniers doivent lui rembourser le trop perçu. En attendant, l'Afrique doit reprendre la main par rapport à son développement au travers d'une réappropriation du Nepad et doit prendre en considération plus que par le passé l'apport de sa diaspora dont les transferts en direction de l'Afrique se sont montés en 2003 à 11 milliards de dollar c'est à dire, 4 à 5 fois le budget de la plupart des pays africains.