samedi, décembre 17, 2005

Investissements français en Algérie

Pour un renforcement des liens économiques


Le ministre français de l’Economie, des Finances et de l’Industrie a terminé ce samedi une visite de 24 heures en Algérie. Thierry Breton a été reçu notamment par son homologue algérien Mourad Medelci, et par le ministre algérien de l’énergie et des mines. Le partenariat économique entre Paris et Alger se trouve un peu plus renforcé, au travers des deux accords de coopération signés lors de cette visite. En toile de fond, il y a la perspective de la signature toujours attendue d’un «traité d’amitié» entre la France et l’Algérie.


Cette visite de Thierry Breton, la première en Algérie depuis son arrivée à la tête du Ministère de l’Economie et des Finances, s’est voulue un nouveau signal fort en matière de partenariat économique. Au niveau bilatéral, d’abord, le ministre français de l’Economie et des Finances a signé avec son homologue Mourad Medelci, un accord de coopération entre les écoles nationales des impôts de deux pays. Ensuite, cette visite avait aussi un intérêt en matière d’investissements privés. La délégation française comprenait plusieurs hommes d’affaires, venus rencontrer leurs partenaires algériens. Ainsi, le groupe français Suez Environnement et la société Algérienne des eaux ont signé un contrat pour la gestion du réseau de distribution d’eau à Alger. Montant de l’accord : 120 millions d’euros sur cinq ans. Parmi les autres entreprises françaises représentées, les sociétés pétrolière Total, et gazière Gaz de France. L’Algérie fournit à la France 22% de son approvisionnement en gaz et 7,5% de son approvisionnement en pétrole.

Actualiser «l’aide-mémoire»

Sur le plan commercial, la France est le premier fournisseur de l’Algérie, et son quatrième client. Les exportations françaises s’élèvent à 3,13 milliards d’euros. Les importations tournent autour de 2,6 milliards d’euros. Cette position privilégiée en matière d’échanges économiques pourrait encore se consolider. C’est précisément ce qui a déjà été convenu en juillet 2004, avec la signature d’un «aide-mémoire sur le partenariat pour la croissance et le développement». Ce document signé à l’époque par Abdellatif Benachenchou, ministre algérien des Finances et Nicolas Sarkozy, ministre français de l’Economie, fixait comme objectif, «l’accroissement des investissements en Algérie, le renforcement de la coopération bilatérale dans plusieurs secteurs stratégiques (les transports, l’eau, l’urbanisme, les hydrocarbures, les télécommunications…) et l’élargissement de la coopération financière». D’après les autorités françaises, ce partenariat défini en 2004, s’élevait alors à deux milliards d’euros.

A peine Thierry Breton reparti d’Alger, d’autres rendez-vous économiques franco-algériens se profilent déjà à l’horizon. Mercredi 15 novembre, une délégation d’entrepreneurs algériens, conduite par le président du Forum des chefs d’entreprises, est attendue à Paris, pour une rencontre avec des homologues français. Le même jour, toujours à Paris, un colloque organisé par la branche internationale du Medef (patronat) et l’agence de promotion des entreprises françaises à l’étranger (Ubifrance). Le thème : «L’Algérie, ouverture du marché, tonicité de la croissance et politique volontariste de grands projets».

En attendant le «traité d’amitié»…

A l’évidence, l’heure est au dynamisme dans les relations entre les deux rives de la Méditerranée. Au moins, en matière économique. En revanche, sur le plan politique, les observateurs soulignent quelques nuages dans le ciel franco-algérien. Et pourtant, les gestes forts se sont succédés ces dernières années : la visite d’Etat du président algérien Abdelaziz Bouteflika en France en juin 2000. Puis la visite d’Etat du président français Jacques Chirac en mars 2003. Enfin, les nombreux passages à Paris et à Alger, de ministres des deux pays. Ces gestes diplomatiques participent à la «construction d’une relation nouvelle», pour reprendre les termes officiels des communiqués. Une relation tournée vers l’avenir, ayant cicatrisée le passé douloureux de la guerre entre la France et l’Algérie, entre 1954 et 1962. Signe attendu de ce partenariat d’exception, le «traité d’amitié» censé sceller la «relation nouvelle» entre Paris et Alger. Mais voilà, ce traité n’a toujours pas été signé.

Annoncé dès 2003, il aurait du être conclu au printemps 2005. «Il sera signé d’ici la fin de l’année», a promis Renaud Muselier, secrétaire d’Etat français aux Affaires étrangères, lors d’un déplacement à Alger en mai dernier. Confirmation dans le message envoyé par le président franças Jacques Chirac à son homologue Abdelaziz Bouteflika, à l’occasion de la fête nationale algérienne, le 1er novembre dernier. Encore plus récemment, lors de sa visite à Alger, ce samedi, Thierry Breton a rencontré le président algérien, et il lui a remis un nouveau message de Jacques Chirac, justement dans la perspective de ce traité d’amitié. Alors d’où vient le blocage ? En partie, de la loi votée en février par le Parlement français. Une loi qui exige des programmes scolaires, «la reconnaissance de l’œuvre positive» de la présence française durant la colonisation. «Cette loi représente une cécité mentale confinant au négationnisme et au révisionnisme», a dit le président algérien Abdelaziz Bouteflika. Autre commentaire, cette fois d’une association de défense des droits de l’homme en Algérie : «Si les Algériens ont tourné la page sans oublier, sans goût de la victimisation, la France réussira-t-elle à exorciser ses propres démons, à en finir avec la mentalité coloniale ?»

Le quotidien algérien l’Expression, dans son éditorial du 10 novembre, expliquait que la visite de M. Thierry Breton était aussi «destinée à préparer le séjour du président Jacques Chirac. Une visite qui devrait intervenir avant la fin de l’année». Aucune date n’est avancée, pour autant…

samedi, décembre 03, 2005

Droit au Développement : Grandeur, décadence et renaissance ?

Cinquième séminaire international du CADTM sur le Droit et la Dette, 7-9 octobre 2005 - Bruxelles
LE DROIT AU DÉVELOPPEMENT : GRANDEUR, DÉCADENCE ET RENAISSANCE ?

par Robert Charvin

Jamais, en dépit d’un certain discours compassionnel dans le cadre d’une Société des Nations agonisante [1], la lutte contre la pauvreté et pour le développement généralisé dans l’économie mondiale n’a été menée avec conséquence.

Cette indifférence s’est prolongée aussi longtemps que les pays sous-développés n’ont pas eux-mêmes pris en charge leur promotion. C’est seulement sous la poussée revendicatrice des Etats du Sud et du Mouvement des Non Alignés durant les années 60-80, et essentiellement durant les années 70, qu’un « droit du développement » a émergé, en rupture avec le droit international classique. La date de naissance de ce nouveau droit est peut-être la réunion de la première CNUCED, en 1964 et la constitution de celle-ci en institution permanente.

Si la doctrine juridique a mis en cohérence ce nouveau système juridique tourné vers le développement des plus pauvres, sortis de la colonisation, elle n’a pas longtemps poursuivi son effort.

Dès l’origine, la place académique de ce droit au développement était déjà significative, du moins en France et en Europe : elle était à la marge des programmes et des recherches, comme l’expression d’une mauvaise conscience des ex-colonisateurs.

Mais « l’agenda scientifique » a immédiatement suivi « l’agenda politique » : il s’est aligné sur les rapports de forces très rapidement défavorables au Sud

La parenthèse a été refermée dès lors que les Etats du Sud ont eu tendance à se soumettre à leurs créanciers. Alors qu’aucun problème de développement n’avait été résolu, la doctrine juridique occidentale, avec esprit de soumission, a renoncé. En 1996, l’auteur du manuel Dalloz le plus basique en France sur le droit du développement, constate simplement : « Le droit du développement auquel j’ai consacré toute une partie de ma vie, plus personne n’en parle et je le regrette » [2]. Ce modeste regret n’est doublé d’aucune approche critique des relations internationales et de l’hégémonie des pouvoirs privés transnationaux. Il reflète la soumission traditionnelle [3] de la grande majorité des juristes et des politistes face aux pouvoirs et leur responsabilité dans la mise à mort du droit du développement.

Comme pour toutes les questions stratégiques, la doctrine dominante accepte passivement, sans en tirer de leçon, les changements de rapports de forces en se situant de facto « du côté » des puissants : l’approche actuelle du droit de l’investissement privé international est typique ; la seule question qui se pose est la sécurité juridique de l’investisseur !

Le « tiers-mondisme » académique a perdu tout crédit dès lors que chaque Etat du Sud, lourdement endetté, n’a plus fait que rechercher une voie lui permettant de survivre. Le développement n’étant plus politiquement considéré que comme une retombée de la croissance économique, elle-même dépendante du « libre » marché, il ne relève plus du champ scientifique, si ce n’est dans le cadre du droit des affaires internationales ! [4].

Ce mimétisme incroyable du scientifique sur le politiquement correct n’empêche cependant pas que la question du développement soit plus que jamais au cœur des tensions internationales et constitue l’un des enjeux majeurs du XXI° siècle.

LES TRAITS FONDAMENTAUX DU DROIT DU DEVELOPPEMENT ORIGINAIRE

Le droit international classique se voulait neutre ; il était constitué essentiellement d’un faisceau de procédures dont, dans la réalité politique, les Etats les plus puissants pouvaient faire un usage favorable.

Le droit du développement, au contraire, s’affirme comme un ensemble de normes et d’institutions au service de ceux qui ont un besoin vital de développement économique, politique et social. Par sa seule existence, consacrée en 1974 par la Charte des Droits et devoirs des Etats, il constitue une critique implicite du droit classique visant à réguler les rapports de domination ou les relations entre puissants. Par sa seule finalité, la sortie de l’ordre international de la misère existant, il conduit à l’admission parmi les principaux droits de l’Homme et de l’Humanité, du « droit au développement », concept consacré par les Nations Unies (notamment par les résolutions de l’Assemblée Générale du 23 novembre 1979, du 14 décembre 1981 et 18 décembre 1982). C’est l’individu situé qui est le destinataire du droit du développement et non un système abstrait et désincarné comme l’aiment les juristes occidentaux classiques !

Le droit du développement ne se fonde ni sur la Lex Mercatoria ni sur les contrats conclus avec les firmes internationales et les investisseurs, enfermés dans un cadre étroit, souvent bilatéral et défavorable à la partie la plus faible. A défaut d’accord multi-latéraux efficients, il s’établit par le relais des résolutions non contraignantes de l’institution la plus représentative de la communauté internationale, l’Assemblée Générale des Nations Unies, faible composante d’une démocratie internationale embryonnaire et de quelques institutions telles la CNUCED, l’ONUDI, etc. nées sous la pression des Etats du Sud.

Le droit du développement est aussi un droit contesté, dès l’origine, dans la mesure où ses normes ne peuvent bénéficier d’une positivité que grâce à un processus transformant peu à peu de simples recommandations en règles coutumières. C’est par l’assentiment progressif de la communauté internationale que l’effectivité du droit du développement devait se constituer.

L’opposition des grandes puissances économiques occidentales n’a évidemment pas fait défaut. Elle a encouragé la doctrine juridique occidentale à crier à la « crise » du droit international et à la « crise » des Nations Unies, voire à leur mise à mort. Ce qui était jugé insupportable, c’est que les nouvelles normes ne servaient plus les intérêts dominants de l’économie mondiale !

En effet, les trois concepts de base du droit du développement sont le principe de souveraineté, le principe d’égalité et celui de solidarité [5].

Le principe de souveraineté et de non-ingérence (résolutions de l’Assemblée Générale des Nations Unies 24 octobre 1970, du 1er mai 1974, par exemple) reconnaît que chaque Etat décide librement de son système économique, social et culturel. Il a la maîtrise de ses ressources naturelles.

Ce libre choix de la voie du développement économique (confirmé dans la Charte des Droits et devoirs des Etats de 1974) est décisif. Chaque Etat et chaque peuple ont la responsabilité principale de leur développement : les facteurs exogènes, tels les investissements directs venus de l’étranger, ne peuvent jouer qu’un rôle complémentaire.

Le principe d’égalité a consacré le droit de chaque Etat de participer également et pleinement à la vie économique internationale. Leur manque de puissance, leur retard économique ne peuvent en rien les écarter des centres de décision. Leur faiblesse doit même conduire à les faire bénéficier d’une « discrimination positive », c’est-à-dire d’un traitement différencié plus favorable. Comme le déclarait l’Inde, dès 1954, devant le Gatt, « l’égalité de traitement est équitable seulement entre égaux ». L’objectif est en effet d’édifier une société internationale plus équilibrée, par exemple, grâce à un nouveau droit des transferts de technologie.

Le principe de solidarité (qui figure expressément dans l’Acte Final de la Première CNUCED) doit s’exercer à l’échelle planétaire. C’est la seule voie de la paix et de la sécurité internationales et correspond donc aux objectifs fondamentaux des Nations Unies. Il ne s’agit pas seulement de réguler la coopération Nord-Sud en lui retirant, comme contraire au Nouvel Ordre public international, les dispositions défavorables au Sud, mais de favoriser aussi et peut-être surtout la coopération Sud-Sud afin d’édifier une « autonomie collective » des économies en voie de développement.

En définitive, le droit du développement était fondé essentiellement sur la conviction que la sortie du sous-développement ne viendrait pas d’une aide ou d’une collaboration avec le Nord, mais au contraire d’une limitation de sa volonté hégémonique. La résolution de l’Assemblée Générale des Nations Unies du 1er mai 1974 est significative : elle exige la réglementation et la supervision des activités des sociétés multilatérales par l’adoption de mesures propres à servir l’intérêt de l’économie nationale des pays où ces sociétés exercent leurs activités... ».

L’agression économique, vieille pratique occidentale remontant au XIX° siècle, lorsque les marchés asiatiques, par exemple, étaient ouverts à coup de canonnières, au nom de la « liberté du commerce », est ainsi officiellement condamnée (Déclaration de Colombo de 1976). Le blocus, le boycott, l’embargo sont rejetés avec la même vigueur.

Le droit du développement comprend aussi des règles d’indemnisation des nationalisations prenant en considération les « bénéfices excessifs » réalisés antérieurement par la firme privée étrangère, qui ne sont que la reprise d’une disposition juridique de l’ordre interne, « l’enrichissement sans cause ». Dans le domaine du commerce des produits de base, source vitale des économies du Sud, sont prévues des règles de stabilisation des prix.

Les instruments d’action au service du droit du développement sont renouvelés : par exemple, le traité est préféré au contrat, l’arbitrage est perçu avec suspicion, la liberté contractuelle est restreinte par le « jus cogens » s’imposant au gouvernement du Sud trop servile afin de protéger les intérêts de son peuple, etc.

Cet ensemble ne révèle aucun archaïsme : la « modernité » occidentale n’est qu’une forme de régression, voire d’un retour à des pratiques ou des institutions du XIX° siècle, tel le protectorat, la tutelle, l’ingérence sous des prétextes divers, afin d’assister une globalisation essentiellement asservissante pour les peuples « mondialisés ». Néanmoins, le droit du développement a été mis à mort prématurément.

LA MORT DU DROIT DU DEVELOPPEMENT

La concentration économique, source d’édification de pouvoirs privés occupant une place déterminante dans les relations économiques internationales a conduit, avec l’assistance des Etats occidentaux, à l’avortement d’un droit du développement qui n’a pas même eu le temps de devenir effectif.

Les enjeux sont d’un tel volume financier que les pouvoirs privés transnationaux ne peuvent concevoir une régulation juridique volontariste s’imposant à leurs opérations.

De ce fait, le « développement par le droit » est vite apparu aussi « irréaliste » du point de vue des Occidentaux que la « paix par le droit » d’avant la Seconde Guerre mondiale !

Le droit du développement n’était pourtant pas révolutionnaire : il n’était que l’expression d’une volonté de répartition plus équitable des richesses de la planète. C’était une revendication de prise de participation au pouvoir détenu par les grandes firmes et les grandes puissances.

Les Etats du Sud ont cependant été incapables d’imposer le système juridique qu’ils avaient conçu. De nombreux facteurs se sont conjugués, outre la disparition du contre-pouvoir que représentait l’URSS, pour effacer ce qui semblait devoir constituer une nouvelle branche du droit international ou, tout simplement, le nouveau droit international.

Le droit international s’est temporairement dédoublé en un droit (ancien) contraignant et en un droit (nouveau) en voie seulement de le devenir [6], privant d’une base théorique solide la politique des Etats du Sud ainsi que leurs alliés dans le monde développé.

A ce dualisme juridique réformiste s’est ajoutée, au fur et à mesure de l’aggravation de l’endettement des pays du Sud, la capitulation progressive de leurs gouvernements, situant leurs responsabilités devant les grandes puissances et non devant leur peuple.

La dernière en date, étant celle de la Libye, ouvrant grandes ses portes aux contrats de concession pétrolière aux grandes sociétés américaines (Exxon, etc.) [7].

La dissolution de fait des alliances Sud-Sud a conduit à un face à face (telle, par exemple, la Conférence de Barcelone et de La Valette entre l’Union Européenne et les différents Etats maghrébins, isolés les uns des autres) des puissances occidentales, souvent unies entre elles et chaque Etat du Sud, à la recherche modeste du créneau le moins inconfortable possible.

L’accélération du processus de mondialisation et la puissance sans cesse croissante des firmes transnationales ont ainsi mis un terme à la tentative d’édification du droit nouveau.

Le droit au développement lui-même est resté formel et seuls les droits civils et politiques (et non les droits économiques et sociaux) sont une « préoccupation » des Etats européens et des Etats-Unis [8], en dépit du creusement des inégalités Nord-Sud et de l’aggravation de la pauvreté. C’est ainsi, d’ailleurs que le droit international des droits de l’Homme a pu, durant plus d’une décennie, devenir l’instrument privilégié de tous les interventionnismes, le Nord se trouvant légitimé à s’ingérer au nom de l’Humanité dans les affaires intérieures des Etats où la condition humaine est pourtant pour une part dépendante du Nord ! La violation des droits sociaux n’a été, à l’inverse, aucunement prise en considération.

VERS UNE RENAISSANCE ?

Quels que soient les intérêts des dominants, leur indifférence à l’égard des dominés n’est pas totale.

Dans l’ordre interne, on constate en France la publication toute récente des premiers travaux juridiques sur le droit face à la pauvreté, ne se contentant pas d’analyser sa pénalisation.

Dans l’ordre international, on constate aussi depuis quelques années la prise en considération de la pauvreté dans les travaux du BIT, du FMI. Au Forum de Davos, lui-même, on s’interroge sur cette pauvreté dans le Sud, mais qui s’est aussi développée au Nord.

Le G7, lui-même, a proposé au FMI une mesure d’effacement de la dette à hauteur de 40 milliards de dollars (sur 2554 milliards - chiffre de 2003 et une augmentation de 500 milliards de cette dette de 1996 à 2003) pour quelques pays parmi les plus pauvres de la planète.

Cette posture, relativement nouvelle, ne peut pas être sans signification. Un seuil ne peut être franchi, ni dans l’ordre interne ni dans les relations internationales, sans un risque de déstabilisation et de perturbations : on sait, par exemple, que l’investissement étranger recherche avant tout la stabilité et la sécurité de ses placements !

Le consensus est activement recherché par les plus puissants.

Toutefois, le développement des économies du Sud n’est toujours en rien un objectif pour le Nord. Tout au contraire, la position détériorée de l’économie étasunienne, par exemple, dont la part relative dans l’économie mondiale ne cesse de diminuer, pousse à une agressivité renforcée et dont les besoins énergétiques sont toujours plus difficiles à satisfaire, comme on le constate avec les interventions en Afghanistan ou en Irak ou dans le cadre du projet « Grand Moyen Orient » [9].

Afin de réduire toujours plus la marge de manœuvre politique des Etats du Sud, les Etats-Unis ont entrepris une œuvre de déconstruction du droit international dans la sphère du politique, transformant bon nombre de ses normes en « droit mou », imposant parfois même des espaces de « non-droit », au bénéfice d’une « morale » type XIX° siècle. Il en est ainsi, par exemple, du droit humanitaire, profondément bousculé par les Etats-Unis, au nom du terrorisme.

Par contre, ne cesse de se renforcer, avec l’assistance de l’Union Européenne, un droit économique international de plus en plus rigoureux dans le cadre de l’OMC (doté même d’un pouvoir de sanction juridictionnel avec l’ORD), du FMI et de la BM totalement déconnectés de l’ONU.

Lorsque ce n’est pas la contrainte qui joue, des pressions extra-juridiques imposent l’adoption par les Etats de standards internationaux qui ne les favorisent pas, tout en sauvegardant les apparences de leur souveraineté.

Ce droit des affaires internationales, c’est-à-dire celui privilégiant les intérêts des grandes firmes, a pris toute la place et travaille à « réguler la déréglementation » d’un marché de plus en plus mondialisé.

Une régulation néo-libérale effective s’est ainsi substituée au projet de droit du développement. C’est en « obéissant aux lois du marché » que les économies du Sud peuvent espérer un développement ! tout volontarisme autre que dérégulateur est banni.

Le Nord, très ouvertement, a une audace juridique que n’a jamais eu le Sud, facilitée évidemment par des rapports de forces favorables. Le concept même de développement s’est restreint, dans cette optique, à la seule croissance économique.

Toutefois, devant l’absence de résolution des problèmes, après l’échec de la diplomatie des droits de l’Homme et celui en cours du sécuritarisme (comme en atteste la situation en Irak et le développement du terrorisme), la question du développement ne quitte pas plus la scène internationale que la question sociale ne recule dans l’ordre interne. Au contraire !

Le concept de développement acquiert de plus en plus une dimension globale et sociétale, et non plus étroitement économique. La Déclaration adoptée à l’issue du Sommet Mondial de Copenhague, de 1995, organisée par les Nations Unies sur le Développement Social [10], passée sous silence par les grands médias, est une rupture de ton et de valeurs par l’inversion des priorités qu’elle sollicite. Le point 25 de la Déclaration pose en effet le principe de la « priorité absolue » du social et des politiques visant à la « promotion du progrès social et à l’amélioration de la condition humaine ». La Déclaration de Vienne relative aux droits humains de 1993, tout aussi peu mise en exergue, représentait déjà un refus de toute hiérarchisation des droits humains, qu’ils soient politiques ou économiques et sociaux. Le Sommet de Copenhague, tenu malgré l’opposition des Etats-Unis, à l’initiative du Mouvement des Non Alignés qui réapparaît ainsi, à la suite de la Conférence de Djakarta de 1992, est une « tentative inédite d’aller contre le discours dominant » (selon la formule de Jacques Baudot, directeur du Sommet) et de la logique néo-libérale. Il y a, par exemple, (§ 25-k) réaffirmation du droit à l’autodétermination qui exclut tout mimétisme à l’égard d’un modèle économique. M. Hansenne, directeur général du BIT, a aussi rappelé que le progrès social ne se conçoit que « selon les conditions et les choix propres à chaque pays » [11].

Il est ainsi indiqué que la pleine liberté syndicale doit être le pendant du libre échange et la maîtrise de la répartition des bénéfices du commerce international ne relever que de la souveraineté de chaque pays.

Dans le Programme d’Action de Copenhague, les « Programmes d’Ajustement Structurel doivent tenir compte des objectifs du développement social » (§ 91), les Nations Unies étant chargées d’une sorte de surveillance générale de l’impact social des PAS (§ 92-c)

A Copenhague, il a même été débattu pour la première fois dans un Sommet mondial de la Taxe Tobin et plus largement d’une fiscalité internationale assurant une ressource autonome aux caisses des Nations Unies. La cohérence entre les institutions économiques et financières (OMC, FMI, etc.) et celles des Nations Unies doit être assurée par l’Assemblée Générale de l’ONU (§ 98). L’OIT (98-c) est chargée de jouer un « rôle tout particulier », y compris en relation avec l’OMC.

Copenhague est le prolongement de la Déclaration de 1969 de l’Assemblée Générale sur « le progrès économique et le développement » mettant l’accent sur une « approche intégrée » du développement distant de la seule croissance économique.

Le concept de « développement humain », élaboré par le PNUD intègre la longévité de l’existence, l’éducation, sans se limiter au PIB/par tête. L’OCDE, elle-même associe au développement divers autres indicateurs exprimant un certain niveau de civilisation. Plus généralement, le développement autocentré et le rôle des pouvoirs publics font un « petit retour », selon l’expression du professeur Guilhaudis [12].

Le mouvement social international, pour sa part, a pris une place croissante, malgré ses difficultés internes, dans la renaissance d’une pensée pro-développementaliste, contestant l’économicisme dominant et une mondialisation exclusivement néo-libérale.

Cependant, à partir de l’exigence réelle de la protection de l’environnement, un nouveau préalable (en voie de devenir un produit-mode dans les académies) est imposé aux protagonistes du développement du Sud, l’exigence de ce qui n’a pas été la préoccupation réelle des économies du Nord et surtout pas des Etats-Unis, un développement « durable », indissociable d’une « bonne gouvernance ».

Se préparent ainsi de nouvelles batailles de retardement et de nouvelles confrontations, y compris celle autour de la renaissance d’un nouveau droit du développement allant à l’encontre du droit des affaires internationales. La reconstitution d’une régulation juridique d’un type nouveau se profile à un horizon qui reste cependant indéterminé. Elle est conditionnée par un nouveau rapport de force entre les producteurs de droit, reléguant l’OMC, le FMI, la BM, devenus instruments des intérêts dominants, au rôle d’exécutant des volontés de la majorité de la communauté internationale. Ce renversement de l’oligarchie régnante sur la société internationale peut seul permettre la renaissance d’un véritable droit du développement. Il est même la condition pour que plus généralement la régulation juridique internationale devienne autre chose qu’un outil, parmi d’autres, de l’hégémonie des grandes puissances et de leurs principales firmes.

Doyen Robert CHARVIN
Professeur à l’Université de Nice - Sophia-Antipolis


NOTES:

[1] Cf. le rapport Bruce, président de la Commission nommée en mai 1939 par la SdN.

[2] Cf. Colloque « Les Nations Unies et le développement social international ». I.E.P. d’Aix. Pédone. 1996, p. 123.

[3] Il convient de rappeler l’évolution des enseignements officiels dans les Facultés de Droit et IEP français en relation avec la question du développement : les simples intitulés sont tout un programme : droit et législation coloniale, droit d’Outre Mer ( ?), droit de la coopération, droit du développement, puis droit économique international, droit des affaires internationales, droit du commerce international !

[4] L’un des manuels français les plus importants de Relations Internationales (celui de J.F. Guilhaudis. Litec. 2002) ne consacre au développement (en l’associant à l’environnement) qu’une dizaine de pages (sur 856 !) en fin d’ouvrage. Si dans un éclair de lucidité, l’auteur souligne « que l’on ne peut ou on ne veut pas s’occuper concrètement » du développement (p. 615), la conclusion se veut euphorique et rassurante : la question d’abord évaluée à juste titre comme fondamentalement conflictuel » connaîtrait aujourd’hui une phase « consensuelle » ! : le temps du « partenariat et de la solidarité » ( ?) serait arrivé avec les Conférences de Doha et de Monterey !!

[5] G. Feuer - H. Cassar. Droit international du développement. Dalloz (3° édition) 1991.

[6] Cf. A. Cassese. Le droit international dans un monde divisé. Berger Levrault. 1985.

[7] Le quotidien patronal français « Les Echos », publie en première page, dans son numéro du 3 octobre 2005, l’annonce de la seconde vague de permis d’exploitation pétrolière accordée par la Libye à Exxon Mobil, ENI, Nippon Oil, Total, etc....sur 100.000 km2 (44 blocs Onshore et Offshore).

[8] Les Etats-Unis n’ont jamais ratifié le Pacte de 1966 relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.

[9] Cf. E. Todd. Après l’Empire. Essai sur la décomposition de l’Empire américain. Gallimard. 2004.

[10] Cf. R. Charvin. La Déclaration de Copenhague sur le Développement Social. Evaluation et suivi, in RGDIP. 1997. 3, p. 636 et s.

[11] Entretien avec M. Hansenne. Alternatives Economiques (Paris), mars 1995.

[12] Relations internationales contemporaines. Litec. 2002, p. 631.