dimanche, avril 02, 2006

Ve séminaire international sur le Droit et la dette

Pour la cinquième année consécutive, le CADTM a organisé durant trois jours, du 7 au 9 octobre 2005, à Bruxelles, un séminaire sur le droit international et la dette. Cette année, il n’y a pas eu de thème central. A chaque jour a correspondu un thème : 1/ la déclaration sur le droit au développement de l’ONU de 1986 et son applicabilité ; 2/ l’audit de la dette ; 3/ Le contrôle et la justiciabilité des institutions financières internationales.

Nous publions ci-dessous une présentation de notre travail sur le droit international ainsi que les exposés de quelques intervenants de notre cinquième séminaire.

12 janvier 2006

Depuis plus de quatre ans, le travail mené par le CADTM sur le Droit international est devenu un outil fondamental dans la recherche de solutions à élaborer et à mettre en œuvre en vue de l’annulation de la dette du Tiers Monde et de la transformation radicale du système économique et financier international.

Un travail fondé sur des recherches, des analyses et surtout des échanges qui permettent de confronter diverses interprétations du droit. Ce processus de réflexion, d’élaboration et de débat se traduit notamment par l’organisation d’un séminaire annuel, qui réunit des représentants de mouvements sociaux du Nord et du Sud investis dans l’action pour l’annulation de la dette et l’abandon des politiques d’ajustement structurel, ainsi que des étudiants et doctorants qui souhaitent réfléchir sur la question et éventuellement y apporter leur contribution. En 2002, le CADTM a d’ailleurs créé un groupe de travail qui se spécialise sur ces questions et qui accueille toutes les bonnes volontés.

Le premier séminaire, organisé en décembre 2001, est parti d’une analyse du Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels datant de 1966. Il s’agissait d’examiner comment ce pacte pouvait être mis en application, sur base d’arguments et de moyens juridiques, dans le but de parvenir à la satisfaction effective de ces droits fondamentaux. Un exemple : est-il possible d’obtenir l’annulation de la dette du Tiers Monde en se basant sur la notion de « dette odieuse », doctrine juridique déclarant nulles et non avenues les dettes contractées par des régimes despotiques ? Au départ de cette question, les participants au séminaire ont examiné les cas concrets susceptibles d’être concernés par ce concept de dette odieuse, et ont réfléchi ensemble aux stratégies possibles pour en revendiquer juridiquement et politiquement l’annulation.

C’est ensuite le monde de la finance internationale et des paradis fiscaux qui s’est retrouvé au cœur des débats. L’objectif des échanges étant de comprendre comment les dirigeants du Sud, enrichis de leurs « biens mal acquis », avaient immanquablement bénéficié de l’ingénierie financière des principales banques du Nord. Les travaux faisaient parallèlement un tour d’horizon des luttes menées par des organisations citoyennes au Sud comme au Nord pour la rétrocession de ces biens mal acquis aux populations spoliées ainsi que des possibilités juridiques existantes en la matière.

Le séminaire s’est conclu par une présentation du Tribunal international des peuples sur la dette qui allait se tenir à Porto Alegre, au Brésil, au début du mois de février 2002, à l’occasion du Forum social mondial. Ce tribunal populaire a passionné des milliers de personnes pendant les trois jours de débats. Verdict : suite aux témoignages des victimes de la dette, le FMI et la Banque mondiale ont été déclarés coupables.

A Amsterdam, en décembre 2002, le deuxième séminaire organisé par le CADTM a poursuivi la réflexion sur l’applicabilité des traités économiques, sociaux et culturels face au Consensus de Washington et aux Cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté (CSLP, nouveau nom donné aux plans d’ajustement structurel, voir glossaire). Les participants ont également réfléchi à la manière de rendre responsables pénalement les institutions financières internationales et les gouvernements pour l’application de ces politiques d’ajustement contraires aux droits humains, ainsi que les transnationales, pour les graves violations des droits humains dont elles se rendent coupables dans certains pays. L’objectif étant en effet, à moyen terme, de constituer un arsenal juridique permettant de traîner le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (Bm) en justice pour complicité de crimes contre l’humanité. Plusieurs mouvements sociaux s’attaquent déjà, à juste titre, aux entreprises transnationales, mais il est tout aussi important, à nos yeux, que les institutions de Bretton Woods (FMI et Bm) rendent compte de leurs politiques devant la justice.

La question de la dégradation de l’environnement et de l’impact de cette dégradation sur les populations a également été étudiée, notamment par l’analyse du rôle d’institutions financières mondiales ou régionales (comme la Banque asiatique de développement, par exemple) dans l’imposition de méga-projets nuisibles aux populations de nombre de pays du Sud. Un exemple : la transmigration forcée de centaines de milliers de personnes en Indonésie suite à la construction d’un barrage).

La dette odieuse a quant à elle fait à nouveau l’objet d’une réflexion collective, par le biais de deux études de cas. L’une sur les poursuites engagées par des citoyens sud-africains à l’encontre des banques et des entreprises transnationales du Nord qui ont aidé à financer le régime de l’Apartheid, malgré l’embargo total décrété par les Nations unies. L’autre ayant trait au conflit qui oppose l’Equateur à la Norvège pour une vente frauduleuse de bateaux entraînant l’augmentation illégitime de la dette bilatérale.

De nouveau tenu à Amsterdam, en 2003, le troisième séminaire a produit une analyse approfondie de l’impact des plans d’ajustement structurel sur les populations. Ce fut l’occasion de remettre en exergue les missions obligatoires des Etats vis-à-vis de leurs citoyens et de leurs ressources naturelles. Par une mise en perspective historique, les travaux ont porté sur la revendication post-coloniale d’un nouvel ordre économique international, ainsi que sur l’émergence du droit au développement et son rapport avec le droit international public et le droit international privé. Nous reprenions ainsi le débat lancé aux origines du mouvement des pays non alignés à la conférence de Bandoeng, en 1955. Ce débat impliquait notamment la question d’un droit à la nationalisation.

Le droit du travail et les instances chargées de le faire respecter ont également été étudiés, ainsi que le contexte actuel de criminalisation des mouvements sociaux. La question de la responsabilité des institutions financières internationales (IFI ; la Banque mondiale et le FMI) dans la violation des droits économiques, sociaux et culturels a été posée une nouvelle fois, par l’examen de leur prétendue immunité et des moyens de la contourner. L’obligation de réparation comme pendant de leur responsabilité a en outre été soulignée.

Deux études de cas concrets ont ensuite mobilisé les esprits, sur la responsabilité des IFI dans des violations extrêmement graves des droits humains en Argentine et en République démocratique du Congo. En sus de la responsabilité civile des IFI, la question de la responsabilité pénale de leurs dirigeants a été étudiée dans une perspective historique, en se basant sur la jurisprudence créée par le Tribunal de Nuremberg et en analysant les possibilités offertes par la nouvelle Cour pénale internationale.

Nous avons également débattu de la proposition de mettre sur pied un Tribunal international d’arbitrage sur la dette (TIAD). Cette proposition de tribunal est avancée par certaines campagnes comme une des pistes d’actions possibles pour faire annuler des dettes de pays du Tiers Monde. Si le CADTM n’est pas convaincu de l’efficacité de cette revendication, cela ne l’empêche pas d’en débattre de manière constructive avec ses partisans, notamment sur la question des modalités de fonctionnement de ce tribunal.

En complément des études de cas concrets évoqués auparavant, une étude plus globale de la dette odieuse a porté sur une redéfinition de la doctrine et sur la recherche de nouveaux domaines pour son application.

Lors du quatrième séminaire organisé par le CADTM, intitulé « Pistes de réflexion et d’action vers la construction d’un ordre international alternatif », (tenu à nouveau à Amsterdam, du 18 au 20 octobre 2004), il a d’abord été question d’une mise en perspective historique de l’évolution du rapport de forces depuis la Conférence de Bandoeng de 1955 et de la revendication d’un nouvel ordre économique mondial, jusqu’à la naissance de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ce fut l’occasion d’analyser et de comparer les modèles de développement promus par la Banque mondiale, d’une part, et par la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced), d’autre part.

Les participants ont également débattu de la gestion de la crise de la dette et de la soumission des Etats aux créanciers. La dette écologique a fait l’objet d’une contribution à part entière.

Partant des acquis du précédent séminaire, nous avons affiné l’analyse de l’origine et des implications du droit au développement, en le plaçant dans le contexte de crise créé par le « nouvel ordre mondial ». C’est ainsi que, très concrètement, nous avons pris connaissance d’un témoignage sur l’incidence de ce dernier sur le vécu quotidien des populations de l’ex-bloc soviétique. Reprenant le fil des discussions antérieures, nous avons évalué les avancées réalisées par les mouvements sociaux dans l’étude du rôle des transnationales et des IFI sur les droits humains. L’utilisation de la dette par l’OMC comme mécanisme de libéralisation du commerce mondial en faveur des pays les plus riches a fait l’objet d’une contribution qui a permis de réaliser les connexions existant entre ces quatre acteurs du néo-libéralisme (FMI, Banque mondiale, compagnies transnationales et OMC).

Les débats consacrés ensuite aux pistes de réflexion et d’action pour des alternatives ont mis en exergue, notamment, l’émancipation des femmes comme condition indispensable du développement.

Enfin, afin d’offrir à un maximum d’organisations et d’individus tout le fruit du travail du CADTM sur le droit international au cours des quatre derniers séminaires, le CADTM a produit le livre : « Le droit international, un instrument de lutte » (coédition CADTM - Syllepse, Liège-Paris, 2004.)

Le droit au développement et les objectifs du millénaire

Cinquième séminaire international du CADTM sur le Droit et la Dette
7-9 octobre 2005 – Bruxelles
Le droit au développement et les objectifs du millénaire
Emergence et déclin d’un concept
Francine Mestrum

CADTM, Bruxelles, 7 octobre 2005

I. Le droit au développement

Origine :
- La Charte des Nations Unies où le développement est présenté comme le corollaire de la paix – confirmation du lien indissociable entre la paix et la justice sociale
- Création de la CNUCED : dérogation au droit international en faveur du développement
- Les résolutions programmatoires de l’ONU : nouvel ordre économique international, droits et devoirs économiques des Etats, etc.
- Déclaration sur le Droit au Développpement (9/12/1986) : « l’égalité des chances en matière de développement est une prérogative des nations aussi bien que des individus ».

Ce texte est important parce qu’il consacre le développement en tant que droit humain.

Ce texte est dangereux dans la mesure où il permet le passage d’un développement au niveau des nations à celui des individus. Les individus deviennent les sujets du droit au développement au lieu et place des nations.

Ainsi, on voit que le ‘développement’ n’a pas de signification stable.

Le ‘développement’ d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celui des années ’60 et ’70.

A l’époque : projet national d’émancipation et de modernisation collective – développement économique et social

Aujourd’hui : synonyme de ‘croissance’ et de ‘lutte contre la pauvreté’.

II. La pauvreté

La pauvreté : une réalité ET une idéologie

Il n’existe pas de définition objective ou neutre de la pauvreté

Toutes les définitions sont en fonction de l’idéologie de leurs auteurs

Toutes les définitions comprennent les éléments de la solution que l’on souhaite apporter

Trois caractéristiques de la conceptualisation chez la Banque mondiale et le PNUD :

- la mutidimensionnalité : définitions de plus en plus subjectives qui font disparaître le revenu

- l’intérêt commun de la lutte contre la pauvreté : permet à la Banque et au FMI de prendre un contrôle total de toutes les politiques des pays pauvres

- association pauvreté/femmes : permet de définir la pauvreté en termes de discrimination et d’oublier le revenu

1995 : Sommet social de l’ONU à Copenhague avec trois chapitres équilibrés : pauvreté, emploi et intégration sociale – reste sans résultats concrets

1999 : le FMI remplace sa ‘Facilité renforcée d’ajustement structurel’ par une ‘Facilité pour la croissance et la réduction de la pauvreté’. Dorénavant, les pays pauvres doivent introduire des ‘PRSP’ (Poverty Reduction Stragtegy Paper) auprès de la Banque mondiale et du FMI pour obtenir un réaménagement de leur dette ou un financement à taux réduit.

2000 : le sommet du millénaire de l’ONU où sont adoptés les ‘Objectifs du Millénaire’ (ODM).

Le ‘développement’ dans le sens des années ’60 et ’70 a disparu.

III. Analyse critique des PRSP et des ODM

- Le ‘Consensus de Washington’ reste inchangé. La pauvreté est conceptualisée de telle façon que les politiques néolibérales sont perçues comme des solutions à la pauvreté. Les privatisations et les dérégulations sont faites ‘pour les pauvres’.

- Les PRSP et les ODM n’ont rien à voir avec des politiques sociales. La lutte contre la pauvreté exige un démantèlement de la sécurité sociale, des salaires minimum et des politiques de redistribution. Tout ce qui empêche le marché de bien fonctionner n’est pas en faveur des pauvres.

- Ni les PRSP, ni les ODM ne parlent du travail ou de la protection sociale. On n’y trouve rien sur la façon dont les pauvres peuvent obtenir un revenu.

- Les ODM sont extrêmement modestes et ne visent, en fait que de réduire de 19 % le nombre de personnes extrêmement pauvres entre 1990 et 2015. Les ODM ne mènent certainement pas à ‘un autre monde’, un monde plus juste.

- La ‘bonne gouvernance’ est impossible dans des pays qui subissent depuis vingt ans les politiques des institutions de Bretton Woods.

- Il n’est pas possible de réduire la pauvreté ou de réaliser les ODM avec les politiques actuelles de BM/FMI.

38 sur 42 PRSP comprennent des demandes de privatisations

26 sur 42 PRSP comprennent des demandes de dérégulation des investissements

0 sur 42 PRSP comprennent des demandes de réinvestissement des bénéfices

Que peuvent faire les ODM pour les centaines de millier de femmes qui perdent leur travail suite à la libéralisation du secteur des textiles ? Pour les migrants qui s’entassent à nos frontières ou qui sont jetés ur les plages dans le Sud de l’Espagne ?

IV. Conclusion

Le système économique est absurde

- les pays pauvres doivent exporter ce qu’ils produisent et importer ce dont ils ont besoin

- les pays pauvres reçoivent de l’aide mais continuent de payer plus de 200 milliards de $ par an au pays riches

- la démocratie est bafouée

- Depuis 15 ans, les ambitions en matière de coopération au développement sont revues à la baisse. Bientôt il ne nous restera que la charité et la philantropie

Ce qu’il faut :

- retour au ‘droit au développement’ dans le sens des années ’60 et ‘70

- le développement en tant que projet national ou régional d’émancipation collective

- projets de développement à décider par les peuples

- s’inspirer des demandes de la CNUCED, OIT, G-77

- démocratisation des organisations internationales

Le droit au développement : grandeur, décadence et renaissance ?

Cinquième séminaire international du CADTM sur le Droit et la Dette, 7-9 octobre 2005 - Bruxelles
Le droit au développement : grandeur, décadence et renaissance ?
par Robert Charvin
30 novembre 2005

Jamais, en dépit d’un certain discours compassionnel dans le cadre d’une Société des Nations agonisante [1], la lutte contre la pauvreté et pour le développement généralisé dans l’économie mondiale n’a été menée avec conséquence.

Cette indifférence s’est prolongée aussi longtemps que les pays sous-développés n’ont pas eux-mêmes pris en charge leur promotion. C’est seulement sous la poussée revendicatrice des Etats du Sud et du Mouvement des Non Alignés durant les années 60-80, et essentiellement durant les années 70, qu’un « droit du développement » a émergé, en rupture avec le droit international classique. La date de naissance de ce nouveau droit est peut-être la réunion de la première CNUCED, en 1964 et la constitution de celle-ci en institution permanente.

Si la doctrine juridique a mis en cohérence ce nouveau système juridique tourné vers le développement des plus pauvres, sortis de la colonisation, elle n’a pas longtemps poursuivi son effort.

Dès l’origine, la place académique de ce droit au développement était déjà significative, du moins en France et en Europe : elle était à la marge des programmes et des recherches, comme l’expression d’une mauvaise conscience des ex-colonisateurs.

Mais « l’agenda scientifique » a immédiatement suivi « l’agenda politique » : il s’est aligné sur les rapports de forces très rapidement défavorables au Sud

La parenthèse a été refermée dès lors que les Etats du Sud ont eu tendance à se soumettre à leurs créanciers. Alors qu’aucun problème de développement n’avait été résolu, la doctrine juridique occidentale, avec esprit de soumission, a renoncé. En 1996, l’auteur du manuel Dalloz le plus basique en France sur le droit du développement, constate simplement : « Le droit du développement auquel j’ai consacré toute une partie de ma vie, plus personne n’en parle et je le regrette » [2]. Ce modeste regret n’est doublé d’aucune approche critique des relations internationales et de l’hégémonie des pouvoirs privés transnationaux. Il reflète la soumission traditionnelle [3] de la grande majorité des juristes et des politistes face aux pouvoirs et leur responsabilité dans la mise à mort du droit du développement.

Comme pour toutes les questions stratégiques, la doctrine dominante accepte passivement, sans en tirer de leçon, les changements de rapports de forces en se situant de facto « du côté » des puissants : l’approche actuelle du droit de l’investissement privé international est typique ; la seule question qui se pose est la sécurité juridique de l’investisseur !

Le « tiers-mondisme » académique a perdu tout crédit dès lors que chaque Etat du Sud, lourdement endetté, n’a plus fait que rechercher une voie lui permettant de survivre. Le développement n’étant plus politiquement considéré que comme une retombée de la croissance économique, elle-même dépendante du « libre » marché, il ne relève plus du champ scientifique, si ce n’est dans le cadre du droit des affaires internationales ! [4].

Ce mimétisme incroyable du scientifique sur le politiquement correct n’empêche cependant pas que la question du développement soit plus que jamais au cœur des tensions internationales et constitue l’un des enjeux majeurs du XXI° siècle.

LES TRAITS FONDAMENTAUX DU DROIT DU DEVELOPPEMENT ORIGINAIRE

Le droit international classique se voulait neutre ; il était constitué essentiellement d’un faisceau de procédures dont, dans la réalité politique, les Etats les plus puissants pouvaient faire un usage favorable.

Le droit du développement, au contraire, s’affirme comme un ensemble de normes et d’institutions au service de ceux qui ont un besoin vital de développement économique, politique et social. Par sa seule existence, consacrée en 1974 par la Charte des Droits et devoirs des Etats, il constitue une critique implicite du droit classique visant à réguler les rapports de domination ou les relations entre puissants. Par sa seule finalité, la sortie de l’ordre international de la misère existant, il conduit à l’admission parmi les principaux droits de l’Homme et de l’Humanité, du « droit au développement », concept consacré par les Nations Unies (notamment par les résolutions de l’Assemblée Générale du 23 novembre 1979, du 14 décembre 1981 et 18 décembre 1982). C’est l’individu situé qui est le destinataire du droit du développement et non un système abstrait et désincarné comme l’aiment les juristes occidentaux classiques !

Le droit du développement ne se fonde ni sur la Lex Mercatoria ni sur les contrats conclus avec les firmes internationales et les investisseurs, enfermés dans un cadre étroit, souvent bilatéral et défavorable à la partie la plus faible. A défaut d’accord multi-latéraux efficients, il s’établit par le relais des résolutions non contraignantes de l’institution la plus représentative de la communauté internationale, l’Assemblée Générale des Nations Unies, faible composante d’une démocratie internationale embryonnaire et de quelques institutions telles la CNUCED, l’ONUDI, etc. nées sous la pression des Etats du Sud.

Le droit du développement est aussi un droit contesté, dès l’origine, dans la mesure où ses normes ne peuvent bénéficier d’une positivité que grâce à un processus transformant peu à peu de simples recommandations en règles coutumières. C’est par l’assentiment progressif de la communauté internationale que l’effectivité du droit du développement devait se constituer.

L’opposition des grandes puissances économiques occidentales n’a évidemment pas fait défaut. Elle a encouragé la doctrine juridique occidentale à crier à la « crise » du droit international et à la « crise » des Nations Unies, voire à leur mise à mort. Ce qui était jugé insupportable, c’est que les nouvelles normes ne servaient plus les intérêts dominants de l’économie mondiale !

En effet, les trois concepts de base du droit du développement sont le principe de souveraineté, le principe d’égalité et celui de solidarité [5].

Le principe de souveraineté et de non-ingérence (résolutions de l’Assemblée Générale des Nations Unies 24 octobre 1970, du 1er mai 1974, par exemple) reconnaît que chaque Etat décide librement de son système économique, social et culturel. Il a la maîtrise de ses ressources naturelles.

Ce libre choix de la voie du développement économique (confirmé dans la Charte des Droits et devoirs des Etats de 1974) est décisif. Chaque Etat et chaque peuple ont la responsabilité principale de leur développement : les facteurs exogènes, tels les investissements directs venus de l’étranger, ne peuvent jouer qu’un rôle complémentaire.

Le principe d’égalité a consacré le droit de chaque Etat de participer également et pleinement à la vie économique internationale. Leur manque de puissance, leur retard économique ne peuvent en rien les écarter des centres de décision. Leur faiblesse doit même conduire à les faire bénéficier d’une « discrimination positive », c’est-à-dire d’un traitement différencié plus favorable. Comme le déclarait l’Inde, dès 1954, devant le Gatt, « l’égalité de traitement est équitable seulement entre égaux ». L’objectif est en effet d’édifier une société internationale plus équilibrée, par exemple, grâce à un nouveau droit des transferts de technologie.

Le principe de solidarité (qui figure expressément dans l’Acte Final de la Première CNUCED) doit s’exercer à l’échelle planétaire. C’est la seule voie de la paix et de la sécurité internationales et correspond donc aux objectifs fondamentaux des Nations Unies. Il ne s’agit pas seulement de réguler la coopération Nord-Sud en lui retirant, comme contraire au Nouvel Ordre public international, les dispositions défavorables au Sud, mais de favoriser aussi et peut-être surtout la coopération Sud-Sud afin d’édifier une « autonomie collective » des économies en voie de développement.

En définitive, le droit du développement était fondé essentiellement sur la conviction que la sortie du sous-développement ne viendrait pas d’une aide ou d’une collaboration avec le Nord, mais au contraire d’une limitation de sa volonté hégémonique. La résolution de l’Assemblée Générale des Nations Unies du 1er mai 1974 est significative : elle exige la réglementation et la supervision des activités des sociétés multilatérales par l’adoption de mesures propres à servir l’intérêt de l’économie nationale des pays où ces sociétés exercent leurs activités... ».

L’agression économique, vieille pratique occidentale remontant au XIX° siècle, lorsque les marchés asiatiques, par exemple, étaient ouverts à coup de canonnières, au nom de la « liberté du commerce », est ainsi officiellement condamnée (Déclaration de Colombo de 1976). Le blocus, le boycott, l’embargo sont rejetés avec la même vigueur.

Le droit du développement comprend aussi des règles d’indemnisation des nationalisations prenant en considération les « bénéfices excessifs » réalisés antérieurement par la firme privée étrangère, qui ne sont que la reprise d’une disposition juridique de l’ordre interne, « l’enrichissement sans cause ». Dans le domaine du commerce des produits de base, source vitale des économies du Sud, sont prévues des règles de stabilisation des prix.

Les instruments d’action au service du droit du développement sont renouvelés : par exemple, le traité est préféré au contrat, l’arbitrage est perçu avec suspicion, la liberté contractuelle est restreinte par le « jus cogens » s’imposant au gouvernement du Sud trop servile afin de protéger les intérêts de son peuple, etc.

Cet ensemble ne révèle aucun archaïsme : la « modernité » occidentale n’est qu’une forme de régression, voire d’un retour à des pratiques ou des institutions du XIX° siècle, tel le protectorat, la tutelle, l’ingérence sous des prétextes divers, afin d’assister une globalisation essentiellement asservissante pour les peuples « mondialisés ». Néanmoins, le droit du développement a été mis à mort prématurément.

LA MORT DU DROIT DU DEVELOPPEMENT

La concentration économique, source d’édification de pouvoirs privés occupant une place déterminante dans les relations économiques internationales a conduit, avec l’assistance des Etats occidentaux, à l’avortement d’un droit du développement qui n’a pas même eu le temps de devenir effectif.

Les enjeux sont d’un tel volume financier que les pouvoirs privés transnationaux ne peuvent concevoir une régulation juridique volontariste s’imposant à leurs opérations.

De ce fait, le « développement par le droit » est vite apparu aussi « irréaliste » du point de vue des Occidentaux que la « paix par le droit » d’avant la Seconde Guerre mondiale !

Le droit du développement n’était pourtant pas révolutionnaire : il n’était que l’expression d’une volonté de répartition plus équitable des richesses de la planète. C’était une revendication de prise de participation au pouvoir détenu par les grandes firmes et les grandes puissances.

Les Etats du Sud ont cependant été incapables d’imposer le système juridique qu’ils avaient conçu. De nombreux facteurs se sont conjugués, outre la disparition du contre-pouvoir que représentait l’URSS, pour effacer ce qui semblait devoir constituer une nouvelle branche du droit international ou, tout simplement, le nouveau droit international.

Le droit international s’est temporairement dédoublé en un droit (ancien) contraignant et en un droit (nouveau) en voie seulement de le devenir [6], privant d’une base théorique solide la politique des Etats du Sud ainsi que leurs alliés dans le monde développé.

A ce dualisme juridique réformiste s’est ajoutée, au fur et à mesure de l’aggravation de l’endettement des pays du Sud, la capitulation progressive de leurs gouvernements, situant leurs responsabilités devant les grandes puissances et non devant leur peuple.

La dernière en date, étant celle de la Libye, ouvrant grandes ses portes aux contrats de concession pétrolière aux grandes sociétés américaines (Exxon, etc.) [7].

La dissolution de fait des alliances Sud-Sud a conduit à un face à face (telle, par exemple, la Conférence de Barcelone et de La Valette entre l’Union Européenne et les différents Etats maghrébins, isolés les uns des autres) des puissances occidentales, souvent unies entre elles et chaque Etat du Sud, à la recherche modeste du créneau le moins inconfortable possible.

L’accélération du processus de mondialisation et la puissance sans cesse croissante des firmes transnationales ont ainsi mis un terme à la tentative d’édification du droit nouveau.

Le droit au développement lui-même est resté formel et seuls les droits civils et politiques (et non les droits économiques et sociaux) sont une « préoccupation » des Etats européens et des Etats-Unis [8], en dépit du creusement des inégalités Nord-Sud et de l’aggravation de la pauvreté. C’est ainsi, d’ailleurs que le droit international des droits de l’Homme a pu, durant plus d’une décennie, devenir l’instrument privilégié de tous les interventionnismes, le Nord se trouvant légitimé à s’ingérer au nom de l’Humanité dans les affaires intérieures des Etats où la condition humaine est pourtant pour une part dépendante du Nord ! La violation des droits sociaux n’a été, à l’inverse, aucunement prise en considération.

VERS UNE RENAISSANCE ?

Quels que soient les intérêts des dominants, leur indifférence à l’égard des dominés n’est pas totale.

Dans l’ordre interne, on constate en France la publication toute récente des premiers travaux juridiques sur le droit face à la pauvreté, ne se contentant pas d’analyser sa pénalisation.

Dans l’ordre international, on constate aussi depuis quelques années la prise en considération de la pauvreté dans les travaux du BIT, du FMI. Au Forum de Davos, lui-même, on s’interroge sur cette pauvreté dans le Sud, mais qui s’est aussi développée au Nord.

Le G7, lui-même, a proposé au FMI une mesure d’effacement de la dette à hauteur de 40 milliards de dollars (sur 2554 milliards - chiffre de 2003 et une augmentation de 500 milliards de cette dette de 1996 à 2003) pour quelques pays parmi les plus pauvres de la planète.

Cette posture, relativement nouvelle, ne peut pas être sans signification. Un seuil ne peut être franchi, ni dans l’ordre interne ni dans les relations internationales, sans un risque de déstabilisation et de perturbations : on sait, par exemple, que l’investissement étranger recherche avant tout la stabilité et la sécurité de ses placements !

Le consensus est activement recherché par les plus puissants.

Toutefois, le développement des économies du Sud n’est toujours en rien un objectif pour le Nord. Tout au contraire, la position détériorée de l’économie étasunienne, par exemple, dont la part relative dans l’économie mondiale ne cesse de diminuer, pousse à une agressivité renforcée et dont les besoins énergétiques sont toujours plus difficiles à satisfaire, comme on le constate avec les interventions en Afghanistan ou en Irak ou dans le cadre du projet « Grand Moyen Orient » [9].

Afin de réduire toujours plus la marge de manœuvre politique des Etats du Sud, les Etats-Unis ont entrepris une œuvre de déconstruction du droit international dans la sphère du politique, transformant bon nombre de ses normes en « droit mou », imposant parfois même des espaces de « non-droit », au bénéfice d’une « morale » type XIX° siècle. Il en est ainsi, par exemple, du droit humanitaire, profondément bousculé par les Etats-Unis, au nom du terrorisme.

Par contre, ne cesse de se renforcer, avec l’assistance de l’Union Européenne, un droit économique international de plus en plus rigoureux dans le cadre de l’OMC (doté même d’un pouvoir de sanction juridictionnel avec l’ORD), du FMI et de la BM totalement déconnectés de l’ONU.

Lorsque ce n’est pas la contrainte qui joue, des pressions extra-juridiques imposent l’adoption par les Etats de standards internationaux qui ne les favorisent pas, tout en sauvegardant les apparences de leur souveraineté.

Ce droit des affaires internationales, c’est-à-dire celui privilégiant les intérêts des grandes firmes, a pris toute la place et travaille à « réguler la déréglementation » d’un marché de plus en plus mondialisé.

Une régulation néo-libérale effective s’est ainsi substituée au projet de droit du développement. C’est en « obéissant aux lois du marché » que les économies du Sud peuvent espérer un développement ! tout volontarisme autre que dérégulateur est banni.

Le Nord, très ouvertement, a une audace juridique que n’a jamais eu le Sud, facilitée évidemment par des rapports de forces favorables. Le concept même de développement s’est restreint, dans cette optique, à la seule croissance économique.

Toutefois, devant l’absence de résolution des problèmes, après l’échec de la diplomatie des droits de l’Homme et celui en cours du sécuritarisme (comme en atteste la situation en Irak et le développement du terrorisme), la question du développement ne quitte pas plus la scène internationale que la question sociale ne recule dans l’ordre interne. Au contraire !

Le concept de développement acquiert de plus en plus une dimension globale et sociétale, et non plus étroitement économique. La Déclaration adoptée à l’issue du Sommet Mondial de Copenhague, de 1995, organisée par les Nations Unies sur le Développement Social [10], passée sous silence par les grands médias, est une rupture de ton et de valeurs par l’inversion des priorités qu’elle sollicite. Le point 25 de la Déclaration pose en effet le principe de la « priorité absolue » du social et des politiques visant à la « promotion du progrès social et à l’amélioration de la condition humaine ». La Déclaration de Vienne relative aux droits humains de 1993, tout aussi peu mise en exergue, représentait déjà un refus de toute hiérarchisation des droits humains, qu’ils soient politiques ou économiques et sociaux. Le Sommet de Copenhague, tenu malgré l’opposition des Etats-Unis, à l’initiative du Mouvement des Non Alignés qui réapparaît ainsi, à la suite de la Conférence de Djakarta de 1992, est une « tentative inédite d’aller contre le discours dominant » (selon la formule de Jacques Baudot, directeur du Sommet) et de la logique néo-libérale. Il y a, par exemple, (§ 25-k) réaffirmation du droit à l’autodétermination qui exclut tout mimétisme à l’égard d’un modèle économique. M. Hansenne, directeur général du BIT, a aussi rappelé que le progrès social ne se conçoit que « selon les conditions et les choix propres à chaque pays » [11].

Il est ainsi indiqué que la pleine liberté syndicale doit être le pendant du libre échange et la maîtrise de la répartition des bénéfices du commerce international ne relever que de la souveraineté de chaque pays.

Dans le Programme d’Action de Copenhague, les « Programmes d’Ajustement Structurel doivent tenir compte des objectifs du développement social » (§ 91), les Nations Unies étant chargées d’une sorte de surveillance générale de l’impact social des PAS (§ 92-c)

A Copenhague, il a même été débattu pour la première fois dans un Sommet mondial de la Taxe Tobin et plus largement d’une fiscalité internationale assurant une ressource autonome aux caisses des Nations Unies. La cohérence entre les institutions économiques et financières (OMC, FMI, etc.) et celles des Nations Unies doit être assurée par l’Assemblée Générale de l’ONU (§ 98). L’OIT (98-c) est chargée de jouer un « rôle tout particulier », y compris en relation avec l’OMC.

Copenhague est le prolongement de la Déclaration de 1969 de l’Assemblée Générale sur « le progrès économique et le développement » mettant l’accent sur une « approche intégrée » du développement distant de la seule croissance économique.

Le concept de « développement humain », élaboré par le PNUD intègre la longévité de l’existence, l’éducation, sans se limiter au PIB/par tête. L’OCDE, elle-même associe au développement divers autres indicateurs exprimant un certain niveau de civilisation. Plus généralement, le développement autocentré et le rôle des pouvoirs publics font un « petit retour », selon l’expression du professeur Guilhaudis [12].

Le mouvement social international, pour sa part, a pris une place croissante, malgré ses difficultés internes, dans la renaissance d’une pensée pro-développementaliste, contestant l’économicisme dominant et une mondialisation exclusivement néo-libérale.

Cependant, à partir de l’exigence réelle de la protection de l’environnement, un nouveau préalable (en voie de devenir un produit-mode dans les académies) est imposé aux protagonistes du développement du Sud, l’exigence de ce qui n’a pas été la préoccupation réelle des économies du Nord et surtout pas des Etats-Unis, un développement « durable », indissociable d’une « bonne gouvernance ».

Se préparent ainsi de nouvelles batailles de retardement et de nouvelles confrontations, y compris celle autour de la renaissance d’un nouveau droit du développement allant à l’encontre du droit des affaires internationales. La reconstitution d’une régulation juridique d’un type nouveau se profile à un horizon qui reste cependant indéterminé. Elle est conditionnée par un nouveau rapport de force entre les producteurs de droit, reléguant l’OMC, le FMI, la BM, devenus instruments des intérêts dominants, au rôle d’exécutant des volontés de la majorité de la communauté internationale. Ce renversement de l’oligarchie régnante sur la société internationale peut seul permettre la renaissance d’un véritable droit du développement. Il est même la condition pour que plus généralement la régulation juridique internationale devienne autre chose qu’un outil, parmi d’autres, de l’hégémonie des grandes puissances et de leurs principales firmes.

Doyen Robert CHARVIN
Professeur à l’Université de Nice - Sophia-Antipolis

Notes:

[1] Cf. le rapport Bruce, président de la Commission nommée en mai 1939 par la SdN.

[2] Cf. Colloque « Les Nations Unies et le développement social international ». I.E.P. d’Aix. Pédone. 1996, p. 123.

[3] Il convient de rappeler l’évolution des enseignements officiels dans les Facultés de Droit et IEP français en relation avec la question du développement : les simples intitulés sont tout un programme : droit et législation coloniale, droit d’Outre Mer ( ?), droit de la coopération, droit du développement, puis droit économique international, droit des affaires internationales, droit du commerce international !

[4] L’un des manuels français les plus importants de Relations Internationales (celui de J.F. Guilhaudis. Litec. 2002) ne consacre au développement (en l’associant à l’environnement) qu’une dizaine de pages (sur 856 !) en fin d’ouvrage. Si dans un éclair de lucidité, l’auteur souligne « que l’on ne peut ou on ne veut pas s’occuper concrètement » du développement (p. 615), la conclusion se veut euphorique et rassurante : la question d’abord évaluée à juste titre comme fondamentalement conflictuel » connaîtrait aujourd’hui une phase « consensuelle » ! : le temps du « partenariat et de la solidarité » ( ?) serait arrivé avec les Conférences de Doha et de Monterey !!

[5] G. Feuer - H. Cassar. Droit international du développement. Dalloz (3° édition) 1991.

[6] Cf. A. Cassese. Le droit international dans un monde divisé. Berger Levrault. 1985.

[7] Le quotidien patronal français « Les Echos », publie en première page, dans son numéro du 3 octobre 2005, l’annonce de la seconde vague de permis d’exploitation pétrolière accordée par la Libye à Exxon Mobil, ENI, Nippon Oil, Total, etc....sur 100.000 km2 (44 blocs Onshore et Offshore).

[8] Les Etats-Unis n’ont jamais ratifié le Pacte de 1966 relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.

[9] Cf. E. Todd. Après l’Empire. Essai sur la décomposition de l’Empire américain. Gallimard. 2004.

[10] Cf. R. Charvin. La Déclaration de Copenhague sur le Développement Social. Evaluation et suivi, in RGDIP. 1997. 3, p. 636 et s.

[11] Entretien avec M. Hansenne. Alternatives Economiques (Paris), mars 1995.

[12] Relations internationales contemporaines. Litec. 2002, p. 631.

La dette, le développement et les institutions internationales

5e séminaire international du CADTM sur le droit et la dette
La dette, le développement et les institutions internationales

Le 5e séminaire de droit international du CADTM a eu lieu à Bruxelles les 7, 8 et 9 octobre derniers, dans la salle principale du Sénat de Belgique. Il a été rendu possible grâce à l’appui du sénateur socialiste Pierre Galand et à celui de la Confédération mondiale du travail [1]. Cette année, le séminaire s’est décliné en trois thématiques - une par jour : le droit au développement exprimé par la déclaration de l’ONU de 1986 et son applicabilité, l’audit de la dette, et enfin la justiciabilité des institutions financières internationales. Nous vous proposons ici une synthèse des travaux.

par Virginie de Romanet
17 janvier 2006

Eric Toussaint, président du CADTM Belgique, a introduit le premier thème en soulignant que le droit au développement a été reconnu mais qu’il n’existe pas pour la majorité de la population mondiale. Il a rappellé qu’il s’agit bien d’une conquête dans les textes, mais que ce dont il s’agit maintenant c’est de lutter pour universaliser cette conquête dans la pratique.

Robert Charvin, professeur de droit international à l’université de Nice, a fait l’historique du droit au développement, comme résultat d’un long processus parti de la lex mercatoria (le droit international classique) sous la pression des nouveaux Etats nés de la décolonisation, qui allait aboutir à la formation de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), tribune destinée à mettre en avant les intérêts économiques des pays du Sud.

Ce droit au développement n’était pas un droit révolutionnaire : il ne remettait pas en cause les structures internes de domination. Il s’agissait néanmoins d’un pas en avant, surtout si l’on compare avec la situation qui prévaut actuellement. La reconnaissance internationale de ce droit au développement a vu sa traduction dans le monde académique sous la forme d’enseignements sur le droit au développement, remplacé par le droit commercial ou droit des affaires à partir de l’offensive néolibérale du début des années 80. Robert Charvin conclut en estimant qu’un changement de contexte est rendu perceptible par des signaux comme le mouvement de grève français ou un rapport de la CNUCED qui remet en cause la vision de l’investissement privé en Afrique comme moteur du développement.

Politiques néolibérales, développement et Objectifs du Millénaire

Malik Ozden, qui est représentant permanent du Centre Europe Tiers Monde de Genève auprès de l’ONU a relaté le traitement du droit au développement au sein de la Commission des droits de l’Homme de l’ONU, en signalant que la déclaration de l’ONU constitue une arme de première importance qui met l’accent sur les droits collectifs et le droit des peuples à choisir leur propre développement contre l’imposition de politiques néolibérales. Il a signalé qu’on n’a fait aucun progrès dans la mise en œuvre de ce droit au développement depuis l’adoption en 1986 de cette déclaration, principalement à cause du manque de volonté politique des pays du Nord.

Francine Mestrum, d’Attac Flandre, a ensuite exposé les limites des Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) des Nations unies, adoptés en septembre 2000, qui visent à réduire de moitié la pauvreté extrême d’ici à 2015, et la comparaison de ceux-ci avec la résolution sur le droit au développement.

La pauvreté est présentée par les Institutions financières internationales (IFI) comme un problème multidimensionel qui du manque de soins de santé et d’hygiène qui demeure encore un phénomène objectif au début des années 90, elles mentionnent aujourd’hui le manque de voix ou d’empowerment ce qui est tout à fait subjectif et si elles utilisent encore le critère du revenu dans les statistiques, celui-ci disparaît complètement des solutions.

Elles mettent en avant la privatisation et la libéralisation comme des mesures favorables aux pauvres. Elles attaquent la sécurité sociale sous le prétexte fallacieux suivant : comme elle ne concerne que les travailleurs du secteur formel, elle n’est pas utile aux pauvres et devrait donc être démantelée. Elles refusent évidemment également l’idée d’un salaire minimum. Or, il n’y a rien sur la notion de travail dans les OMD, pas plus que dans les bien mal-nommés Programmes stratégiques de réduction de la pauvreté (PSRP). En outre, lorsque l’on analyse les 42 PSRP, 27 prônent la privatisation de l’eau et 27 la dérégulation des investissements, mais aucun ne demande aux investisseurs de laisser les bénéfices dans le pays concerné.

Isabelle Hoferlin, de la Confédération mondiale du travail, a ensuite fait le bilan de la justiciabilité des droits économiques, sociaux et culturels, en présentant l’Organisation internationale du travail (OIT), qui est une organisation tripartite regroupant les représentants des patrons, des travailleurs et des gouvernements. Avec l’offensive néolibérale, la même tendance s’est manifestée au sein de l’OIT, avec les représentants des employeurs qui mènent bataille pour le remplacement des conventions contraignantes par des recommandations et actions volontaires. Elle soulève qu’un des problèmes auxquels sont confrontés les syndicats est que l’immense majorité des emplois créés dans le Tiers Monde le sont dans le secteur informel (90%) et que de ce fait le poids des syndicats dans le rapport de forces actuel ne permet pas d’obtenir une convention qui serait contraignante.

L’audit de la dette

Les travaux sur l’audit de la dette (sur ce sujet, lire également dans ce même numéro l’article de Denise Comanne, NDLR) ont débuté par une présentation du cas du Rwanda, par le sénateur Pierre Galand, qui a montré la complicité des différents créanciers dans la formation du génocide.

Les participants ont ensuite pu suivre une présentation sur l’audit de la dette des Philippines qui a été voté au Parlement grâce à un lobbying de plusieurs années de la coalition philippine d’annulation de la dette (Freedom from Debt Coalition). Le député Mario Aguja a insisté sur la nécessité de l’action conjointe d’ONG spécialisées et de mouvements sociaux, car si les parlementaires ont un accès aisé à la documentation, la force de ces mouvements citoyens consiste à pouvoir alerter les populations sur cette question.

La député Claire a également traité la question de l’audit, au Brésil cette fois. Elle a présenté l’audit citoyen, qui a permis d’analyser la situation de l’endettement brésilien entre 1974 et 2001. Cela a donné lieu a un front parlementaire, initiative soutenue par de nombreux députés et dont le but est de dégager « une masse critique » pour la mise en œuvre d’un véritable audit, comme le prévoit la constitution de 1988.

Concernant l’Angola, Benjamin Castello, de Jubilee 2000 Angola, a expliqué que son pays semble résolu à mener un audit de sa dette par un travail effectué auprès des parlementaires. Etant donné l’approche des élections, il s’agit de mettre au point une tactique afin de déterminer s’il vaut mieux impulser l’audit avant les élections pour que les partis soient forcés d’en tenir compte ou d’attendre le résultat de celles-ci.

Le député Boubacar Touré, du Mali, a quant à lui mentionné la création d’une commission spécialisée sur le suivi de l’endettement pour la pratique d’audits et de contrôle gouvernemental.

Hugo Ruiz Diaz, conseiller juridique du CADTM, a présenté les différents types d’audit en insistant sur le fait qu’il s’agit d’une tentative de réponse importante à l’endettement qui a été utilisé depuis le début des années 80 comme une arme stratégique pour télécommander l’économie des pays en développement par l’imposition des plans d’ajustement structurels.

En Argentine, le pouvoir judiciaire a décrété en juillet 2000 la nullité de la dette contractée pendant la dictature et qui a continué à gonfler sans cesse par la suite, en renvoyant le parlement argentin à ses responsabilités. Celui-ci n’a jusqu’à présent rien fait à ce sujet. Au Pérou, le pouvoir législatif a réalisé un audit sur la dette contractée pendant le gouvernement Fujimori en 1990 et 2000, audit qui a mis en lumière le soutien de la Banque mondiale au régime de Fujimori et à sa réélection et des détournements de fonds au moment des élections.

La Banque mondiale et le FMI : juridiquement responsables !

La justiciabilité des institutions financières internationales a quant à elle fait l’objet de plusieurs présentations. Alejandro Teitelbaum, de l’Association américaine des juristes, a commencé par citer l’article premier des statuts du FMI, qui stipule que celui-ci doit « faciliter la croissance équilibrée du commerce international en contribuant de cette manière au développement et au maintien de niveaux élevés d’emploi et de salaires réels et au développement de la capacité productive ». Or, le FMI a fait exactement le contraire, en envoyant un des ses fonctionnaires, Dante Simone, conseiller la dictature argentine pour endetter le pays sans raison valable autre que celle de favoriser le capital national et étranger.

Le rôle néfaste du FMI ne s’arrête pas à l’Argentine, loin de là : les plans d’ajustement structurel appliqués depuis le début des années 80 par le FMI et la Banque mondiale se basent sur l’endettement pour appliquer des politiques régressives en matière d’accès à la santé, à l’éducation, au logement aux dépens de l’immense majorité des populations de la planète et au bénéfice de la minorité bénéficiaire du système mondial. Or, selon la Cour internationale de Justice, ces organisations possèdent la personnalité juridique et sont donc juridiquement responsables des violations des droits économiques, sociaux et culturels qu’elles commettent. Elles ont donc aussi l’obligation de réparer et de ne plus récidiver.

Quel contrôle des IFI ?

Damien Millet, le président du CADTM France, a lui détaillé le contrôle par le parlement français des institutions financières internationales. En France, c’est en 1998 que le rapporteur de la Commission des finances décide de demander des comptes au gouvernement sur l’argent engagé par la France auprès des IFI. A partir de là, l’Assemblée nationale va exiger du gouvernement un rapport annuel sur les activités des IFI. Le gouvernement va se plier à la demande de mauvaise grâce en remettant des rapports tout à fait insuffisants.

Dans les autres pays, quelle est la situation ? En Allemagne, en Espagne et en Italie, il n’y a que peu de suivi du représentant national et des activités des IFI. En Grande-Bretagne, la Chambre des Communes a engagé une procédure similaire à celle de la France pour le FMI, à laquelle le gouvernement s’attache à répondre point par point à la Commission du Trésor. En ce qui concerne la Banque mondiale, rien n’a cependant été publié.

Aux Etats-Unis, le Congrès a un réel pouvoir de contrôle. C’est ainsi qu’il a pu décider la réduction de la quote-part des Etats-Unis à 15%.

Christine Vanden Daelen et Victor Nzuzi, du groupe droit du CADTM, ont ensuite brièvement traité de la question de la responsabilité dans la création de la dette de la République démocratique du Congo, en mettant l’accent sur le barrage d’Inga, qui représente la moitié de la dette congolaise. Projet dont le coût a été complètement sous-estimé. Alors que ce projet était estimé non viable par la CEE et la Commission des Nations unies pour l’Afrique, il a néanmoins été réalisé sous l’impulsion d’un bureau d’études italien, occasionnant de graves dommages environnementaux, ne créant pas les emplois promis et, circonstance aggravante, n’étant pas capable de fournir de l’électricité aux populations des villages traversés.

Enfin, Eric Toussaint a conclu la journée par la question du bien fondé d’une plainte contre la Banque mondiale pour ses mégas projets destructeurs de l’environnement, l’imposition de politiques agricoles favorisant le tout à l’exportation au détriment de la sécurité alimentaire des pays, l’aide à des régimes dictatoriaux et la déstabilisation systématique des gouvernements progressistes, ainsi que, depuis le début des années 80, les prêts d’ajustement structurel destinés à prendre le contrôle des économies des pays endettés. Les plaignants pourraient être des associations de personnes affectées par les prêts de la Banque et son soutien à un régime dictatorial, ou des syndicats qui détiennent des titres de la Banque et dont on pourrait imaginer qu’ils portent plainte contre elle pour l’usage fait de leur argent.

Virginie DE ROMANET

Notes:

[1] 1. Il n’est pas inutile de préciser que le 7 octobre était en Belgique journée de grève générale, la première depuis 12 ans, à l’appel du syndicat socialiste FGTB. Le mouvement était dirigé contre le (très !) mal-nommé « Pacte de solidarité entre les générations » imposé par le gouvernement - et tout particulièrement contre la réforme des pré-pensions. Le mouvement, salué par les participants aux travaux du séminaire du CADTM, a été particulièrement bien suivi, quelques jours après une mobilisation similaire et massive en France.